Présentation
Presse
JDD
16 août 2020
Retiens la nuit
TERREUR Laurent Mauvignier signe un roman magistral où la tension vous entête jusqu’à la dernière ligne
Certes, il ne sort que le 3 septembre, il faudrait probablement attendre pour le chroniquer, être raisonnable, mais c’est précisément ce qui est impossible après la lecture de ce roman que ne peut pas l’être moins, ce texte effroyablement déraisonnable, donc, parce que l’effroi y est poussé jusqu’à la déraison, et que c’est magistral. Aussi ne saurait-on commencer autrement ces carnets de rentrée.
C’est l’histoire d’une séquestration par trois frères des habitants d’un hameau au nom glaçant et prédestiné : L’Écart des Trois Filles Seules. Trois filles seules qui ne pourraient mieux mériter leur nom : la voisine, Christine, est une peintre un tantinet fêlée qui met sur son désespoir et celui des autres « des formes brouillonnes et bouillonnantes » ; la femme, Marion, est une « bouffée d’étrangeté et de fantasmes, de rêves et de renouveau dans leur vie à tous » - sauf dans celle de Christine, qui ne l’aime guère mais la supporte parce qu’elle est l’épouse de son voisin et ami, Patrice, que chacun appelle par son patronyme de fermier : Bergogne ; l’enfant se prénomme Ida, il s’agit de la fille de Marion – que tout le monde adore, y compris Christine. Le drame les surveille dès le premier chapitre. Le précipité comme la cristallisation, au sens chimique, s’opèrent le jour de l’anniversaire des 40 ans de Marion.
Laurent Mauvignier prend le temps. Littéralement. Il s’en saisit et le malaxe, dans un sens, dans l’autre, encore et encore. Il le met à sa main : il décompose chaque mouvement du corps, de l’esprit, de l’âme, du pneu de la voiture. La narration est « prise dans le coton engluant et moelleux du ralenti » - l’expression est de Mauvignier, à propos de tout autre chose. Dès lors qu’il s’agit de ralenti, cet écrivain est un virtuose. Un extrémiste, aussi. Le ralenti cinématographique est comme dépassé par ce que l’on a envie d’appeler, tant il est singulier, le « ralenti Mauvignier ». Celui-là n’est pas en trois dimensions mais en mille et une. La terreur est suspendue, étirée, dilatée, disséquée ; la tension vous entête jusqu’à la dernière ligne.
Le romancier campe la scène – que d’emblée on pressent scène du crime –, le décor physique, psychique, sensoriel : les désarrois, les désamours, les dégoûts, le crissement des pas sur le chemin, le bois de l’escalier qui craque, le bruit du silence qui précède la mort, celui des pensées, et elles s’entrechoquent, se meurtrissent – il restitue les sons émis par chacune d’elles, et cela donne une musique qui nous emporte vers le pire de l’être humain, le meilleur de la littérature.
Il est capable d’expédier d’un verbe un moment crucial et de couvrir cent pages de phrases infiniment spiralaires pour décrire dans ses profondeurs et ses méandres une action de quelques instants. Sans parler du chapitre qui précède où il relate l’anticipation par l’un des personnages dudit évènement. La relation de la réunion montée par le chef de projet de l’imprimerie où travaille Marion pour tenter de faire le procès de celle-ci et de ses deux collègues est un monument : on a droit à la scène telle que Marion imagine qu’elle va se dérouler, puis à la scène telle que Marion l’a vécue, tandis qu’elle refait le film en roulant vers chez elle. Mais pas à une narration au présent de l’indicatif.
Ce n’est pas parce que Laurent Mauvignier joue avec le temps comme d’un accordéon que l’on peut entrer dans son livre comme on va au bal musette. La magie Mauvignier ne se donne qu’au lecteur qui, au moins pendant les premiers chapitres, s’accroche aux reliefs de sa peinture noire et luminescente – il aime ce dernier terme. Les passages consacrés à l’art, et ils sont nombreux et très aboutis, sont autant de métaphores de l’existence. À l’instar du monologue intérieur de Christine, tandis qu’elle regarde le jeune homme l’ayant prise en otage dévorer des ris de veau aux morilles : « Sa voisine avait essayé de bâtir une vie dans laquelle elle pouvait s’arracher à une forme de mort, non par dissimulation donc, mais par recouvrement, saturation, ce que Christine fait tous les jours dans son travail, oui, on peut recouvrir sa vie pour la faire apparaître, superposer des couches de réalités, de vies différentes pour qu’à la fin une seule soit visible, nourrie des précédentes et les excédant toutes ; elle n’avait jamais pu imaginer que ce soit vrai ailleurs qu’en peinture, elle qui l’avait fait sur chaque toile qu’elle avait peinte. » En fait Laurent Mauvignier, qui ne s’est attaqué aux lettres qu’après avoir été diplômé en arts plastiques, est resté un artiste. Il écrit comme on peint quand on a la folle ambition, à force de tourner autour de la vérité, lentement, très lentement, de l’encercler jusqu’à lui faire rendre grâce. Il résiste aux tendances moralisatrices de l’époque ; sur 640 pages, il est peu de bons sentiments, beaucoup de mauvais, et c’est aussi cela qui est bien.
Mâchoires serrées par le suspense, on ne veut pas que ça finisse, surtout pas, et néanmoins on brûle d’avoir le fin mot de l’histoire, ou plutôt de ces « histoires de la nuit » qui ont donné son titre au roman. Ces histoires du « grand livre à la couverture jaune aux lettres bosselées et dorées » qui « compile des contes venus du monde entier » et que Marion lit chaque soir à sa petite Ida. Toutes, précise Laurent Mauvignier, ne sont pas pour les enfants de son âge ; Ida prétend que les plus angoissantes sont celles qu’elle préfère « alors qu’en réalité ces histoires s’immiscent secrètement dans ses rêves, qu’elles colorent ses nuits d’images et de sensations qui font que parfois, le matin, Ida se réveille tremblante ». C’est exactement ce que provoque l’ouvrage de Laurent Mauvignier. Et le tremblement perdure bien au-delà du réveil.
Anna Cabana
JDD, dimanche 16 août 2020
Les Inrockuptibles
19 août 2020
Comment Laurent Mauvignier raconte-t-il la France périurbaine d’où il vient ?
Avec Histoires de la nuit, Laurent Mauvignier met en scène un thriller dans la France des Gilets jaunes, et décrit une réalité sociologique avec subtilité et complexité. Du grand art.
Laurent Mauvignier n’a pas attendu la crise des Gilets jaunes pour s’intéresser à la France périurbaine. Depuis son premier livre, Loin d’eux (1999), il s’est attaché à donner une existence romanesque à cette partie de la société qui apparaît peu en littérature. Il ne se contente pas de dresser une simple analyse sociologique, mais sait mettre en scène des personnages complexes, dont on découvre peu à peu les failles et la psychologie. Il sait aussi traquer les tragédies que cache l’apparence anodine d’un bourg de province.
Ainsi dans ce nouveau roman, où un paisible petit village se transforme en un huis clos angoissant. Christine, artiste peintre, a échoué ici il y a des années. Son voisin Bergogne, jeune agriculteur taiseux, y vit avec sa femme Marion et leur petite fille. La troisième maison du hameau est vide. Et l’auteur de Continuer construit un étrange thriller. Mais c’est surtout l’écriture de Mauvignier, sa phrase toute en circonvolutions, qui fait de ce roman une œuvre exceptionnelle, et hisse cette France ignorée au rang de sujet littéraire.
Vous avez toujours porté beaucoup d’attention aux invisibles, en mettant en scène des ouvriers, des paysans ou une toute petite classe moyenne. Pourquoi ?
C’est très simple : je suis issu de ce milieu-là. Jeune, j’avais peur de ne pas pouvoir devenir écrivain, les auteur·trices contemporain·es appartenaient à une classe sociale qui n’était pas la mienne. Moi, je vivais dans l’univers des zones pavillonnaires, parmi des gens qui avaient abandonné leur culture paysanne pour aller vers une vie d’ouvrier·ères ou de petit·es employé·es, je me disais que la littérature ne traversait pas ce monde-là. Tout ceci est consubstantiel à l’idée même d’écrire.
Quand j’étais enfant, mes parents disaient qu’il fallait bien travailler à l’école, ne pas devenir ouvrier. Comme si l’enjeu était de ne surtout pas leur ressembler. J’ai mis un temps considérable à comprendre que si je voulais faire du langage autre chose qu’un instrument de pouvoir détestable, je devais repasser par ces gens et ces endroits.
Votre rôle serait de montrer cette classe sociale ?
Il existe en effet une assignation sociologique qui voudrait que, parce que je viens de ce milieu-là, je devrais en être le représentant, mais la liberté m’intéresse davantage. Cela dit, je peux écrire sur cette classe sociale, mais d’une manière qui ne soit pas étriquée et ouvre sur la littérature. S’il y a une question politique, elle se joue ici. Le refus d’un certain militantisme, le choix d’aller vers quelque chose de plus littéraire, c’est autant voire plus politique.
Vous semblez attentif à la complexité de cette classe sociale, trop souvent réduite à des statistiques. Vous soulignez d’infimes différences entre les gens. Pourquoi ?
Il y a quelque chose de frappant dans ce qu’on peut entendre à la radio sur les Gilets jaunes, par exemple, sur cette majorité qu’on appelle silencieuse – en fait, il suffirait de l’écouter. On essaie d’en faire une masse alors qu’elle est multiple. Il y a une telle différence entre vivre dans le monde rural, dans une petite ville, dans une ville moyenne, et à l’intérieur même d’une petite ville on rencontre des gens aux parcours très divers. C’était important de trouver la couleur juste de chacun de mes personnages, d’un point de vue sociologique. Car ces micro-différences ne sont pas neutres. Quand on approche une loupe, on voit des choses qu’on ne remarque pas de l’extérieur.
Certain·es écrivain·es ne sortent pas de Paris ; vous vivez en province : cela vous permet-il d’avoir un œil plus affûté ?
Etre en province permet surtout d’éviter de se la raconter. A Saint-Germain-des-Prés, on a l’impression d’être au centre du monde. J’habite à Toulouse, entre la médiathèque et la gare. Je n’ai pas ce genre de problème.
Quel regard portez-vous sur la France d’aujourd’hui ?
On compartimente beaucoup – les banlieues, les minorités, les Gilets jaunes –, on ramène les individus à des catégories qui seraient étanches. Comme s’ils étaient faits d’un seul bloc, comme s’ils n’avaient pas d’histoire derrière eux. En réalité, des banlieusard·es peuvent avoir leurs parents à la campagne, on peut être un·e bobo parisien·ne et compter des Gilets jaunes dans sa famille.
J’ai un ami cinéaste qui peut être vu comme un représentant du milieu culturel parisien alors qu’il n’a pas la sensation d’en faire partie, il vient d’un milieu rural très pauvre. La façon dont tout cela cohabite en chacun de nous m’intéresse. Le roman peut montrer cette complexité.
D’où vient cette volonté de nous enfermer dans des catégories ?
Ce n’est pas quelqu’un au sommet de l’Etat qui l’impose, c’est juste par simplification, on incite les gens à se reconnaître dans une communauté. Il suffit de répondre à un sondage pour s’en apercevoir. La modernité va vers une classification des gens pour mieux les cerner. Ce n’est pas seulement une question policière, mais un pragmatisme sociétal et administratif.
Le besoin de communauté existe, il répond à une sensation de délitement. Les gens se sentent isolés et ont besoin de faire groupe. Sauf que la France a beaucoup de mal avec cette idée de communautarisme, vécue sur un mode de séparatisme plutôt que de cohabitation.
Vous n’avez pas situé votre livre géographiquement. Pourquoi ?
C’est une question importante qui rejoint celle du pouvoir. Dans mon premier livre (Loin d'eux, en 1999 – ndlr), j’aurais pu parler de Descartes, en Indre-et-Loire, où j’ai passé mon enfance, mais j’ai créé le village de La Bassée, dont je me suis resservi dans ce nouveau roman. J’ai besoin de passer par un lieu de fiction car le Descartes auquel je pense n’existe que pour moi. Je n’ai pas la prétention de détenir une vérité objective sur cet endroit ; en le citant j’aurais l’impression de m’approprier quelque chose qui appartient à d’autres. Un lieu imaginaire, tout le monde peut se l’approprier.
Comment avez-vous conçu le roman ? La fin, terrible, était-elle prévue dès le départ ?
Absolument pas, et elle est pour moi très surprenante, parce que je me suis aperçu qu’elle est liée à des choses extrêmement personnelles comme la mort de mon père. C’est étrange, vous pensez écrire un roman de genre, et soudain vous vous retrouvez avec un texte qui parle de vous. C’est en cela que j’aime la fiction, elle me conduit à regarder la réalité. Il y a d’ailleurs une question qui m’intrigue.
Le 11 septembre 2001, on a été saisis de sidération en regardant la télé car on a eu la sensation d’être dans une fiction. Depuis, il me semble que ça s’est multiplié. On a très souvent entendu dire que l’épidémie de Covid-19 donnait l’impression d’être dans un film.
Avant, on essayait d’écrire des romans qui ressemblent le plus possible au réel. Puis quelque chose s’est inversé, comme si la fiction avait tout contaminé et qu’il fallait passer par des figures très conventionnelles de l’art romanesque, des genres répertoriés, pour aller rechercher du réel.
Votre livre en effet a quelque chose du roman de genre, il y a du suspense. Mais il est très littéraire, avec une phrase étirée. Comment est née votre écriture ?
Au départ, j’avais un scénario de vingt-cinq pages dont j’ai voulu faire un roman, car je pensais que cela pouvait m’apprendre quelque chose sur cette histoire. C’est pourquoi je voulais creuser chaque scène au maximum. Voilà ce qui crée une tension, et c’est peut-être plus radical ici que dans mes précédents livres. Cela dit, il y a vingt ans, au moment d’Apprendre à finir, une éditrice m’a dit que je faisais du thriller sans le savoir.
Elle parlait d’une mise en relation entre l’attente et le détail, le fait d’attendre quelque chose et de passer par le détail pour aller le chercher. Ce qui apparaît dans ce livre était peut-être là depuis le début. D’autre part, ma phrase est peut-être liée à mon milieu d’origine. Quand je commence une scène, j’ai l’impression que je ne vais pas parvenir à dire ce que je veux dire. Aussi, j’ai besoin d’en faire le tour, j’ai l’impression qu’il me faut passer par une extension permanente, sinon j’ai peur de ne pas y arriver.
Sylvie Tanette
Les Inrockuptibles, 19 août 2020
Télérama
26 août 2020
Une enfance dans un monde sans livres, un détour par la peinture, et finalement l’écriture l’emporte… Avec ses romans torrentiels, où fiction et réel se télescopent, l’écrivain Laurent Mauvignier sonde les zones d’ombre de nos vies. Comme dans “Histoires de la nuit”, qui sort aux Éditions de Minuit.
Fidèle aux Éditions de Minuit, « parce qu’un écrivain n’a jamais qu’un seul éditeur, celui qui l’a découvert », Laurent Mauvignier creuse son sillon, sa crevasse, sa faille sismique, depuis vingt ans. Chacun de ses livres procure le même choc. Choc de la magnificence d’une langue en lame de fond, qui sectionne ses phrases en milieu de ligne, puis les laisse déferler sur des pages. Choc de la puissance de personnages dépecés par leurs traumas, entraînés dans la précipitation d’événements qui les dépassent : le drame du stade du Heysel (Dans la foule, 2006), la guerre d’Algérie (Des hommes, 2009), la folie meurtrière des vigiles d’un supermarché contre un voleur de bière (Ce que j’appelle oubli, 2011), le 11 septembre 2001 (Autour du monde, 2014), la dérive d’un adolescent sauvé par unvoyage initiatique auKirghizistan avec sa mère (Continuer, 2016). Huis clos dans un hameau pris d’assaut par des rôdeurs qui revisitent leur passé, Histoires de la nuit, son dernier roman, est un thriller sur les faux-semblants qui maquillent chaque existence.
Originaire de Touraine, où il est né en 1967, Laurent Mauvignier a grandi à la campagne, dans un monde sans livres, où, « de toute façon, un garçon, ça ne lisait pas ». Il vit aujourd’hui à Toulouse avec une libraire et se passionne pour des écrivains comme António Lobo Antunes ou László Krasznahorkai. Enfant silencieux, il est devenu bavard, deux versants d’une personnalité indéfectiblement attachée aux mots.
Si le verbe « mauvignier » existait, quel sens lui donneriez-vous ?
Ce serait sans doute un verbe proche de courir. Courir vers un point impossible à atteindre.
N’est-ce pas la clé de votre écriture, faite de longues phrases qui courent à perdre haleine ?
Je suis admiratif des écrivains qui s’en tiennent à des phrases courtes. On pense souvent que c’est un signe de modestie de leur part, mais il faut être sûr de soi pour tout condenser en quelques mots. Quand j’écris, je doute, je suis en état de vigilance permanente, voire de défiance face à moi-même. Il y a toujours une petite voix qui me chuchote que je prends une fausse piste.Alors j’étire le texte, je fais des pas de côté, je rebrousse chemin, j’élague, je déploie à nouveau, j’essaie de préciser, de décaler, tout en fuyant le mot juste à tout prix. Pour moi, le mot juste écrase tout. Comme une lumière trop forte braquée sur les yeux, qui efface le visage tout autour. J’ai toujours peur du moment où je dois mettre un point à la fin d’une phrase. Je suis pris d’une angoisse physique, je sens le vide sous mes pieds. Du coup, je reprends une bouffée d’air en prolongeant le mouvement, en réanimant la phrase pour ne pas la laisser mourir.
Votre écriture est porteuse d’une grande violence…
À mes débuts, j’avais un vif besoin d’expulser cette violence à travers la langue. Avec le temps, je suis passé à une narration beaucoup plus traditionnelle, pour ne pas devenir la caricature de moi-même et ne pas écrire des monologues jusqu’à la fin de mes jours. Mais je sais que la violence est toujours en embuscade. La question de la violence cache celle de la peur. Elle est au cœur de ma vie. Le jour où je pourrai y répondre, j’arrêterai d’écrire.
Pour la première fois, vous accordez une place centrale à un enfant. Comment avez-vous travaillé sur ce personnage de petite fille ?
Je me souviens très bien de ma propre enfance, de la perception aiguë que j’avais des adultes, et du nombre de fois où je me suis supplié, comme si je me lançais à moi-même une bouteille à la mer, de ne pas oublier quand je serais devenu grand. Souvent les enfants s’inventent un compagnon imaginaire, moi je parlais à l’adulte que je serais. Je lui disais : « Ne m’abandonne jamais, rappelle-toi tout. » J’avais une obsession des détails que je voulais graver dans ma mémoire. D’où des souvenirs physiques précis, des flashs visuels, des sensations de chaud, de froid, de matières. J’étais un enfant sage, mais intérieurement très en colère. Une colère qui ne s’exprimait pas. J’ai compris pourquoi j’écrivais Histoires de la nuit en arrivant au dernier paragraphe, centré sur le personnage de la petite fille. Je me suis dit : nous y voilà ! Je vois précisément de quels traumas de ma propre enfance cela vient.
Vous n’avez jamais été tenté par l’autofiction ?
Pour moi, c’est une impossibilité indépassable, notamment parce que l’autofiction peut engager les proches dans un bateau sur lequel ils n’ont pas demandé à monter. Cela fait vingt ans que j’écris des livres, donc je commence à savoir pourquoi, mais il y a en moi des choses qui me paraissent encore trop monstrueuses pour que je les regarde en face. La fiction me permet d’avancer pas à pas, timidement, dans mon autobiographie. Je crois que les livres sont voués à surseoir, à tourner autour du pot. Si un modeste petit roman permet de passer une marche, c’est déjà bien. Chaque écrivain fait ce qu’il peut, sans qu’une solution soit meilleure que l’autre. Je vois bien le moteur de l’autofiction, j’ai du plaisir à en lire. J’aime beaucoup Annie Ernaux, par exemple. Je suis sensible aux questions qu’elle se pose, j’admire le fait qu’elle n’ait pas peur de dire « Yvetot », sa ville d’enfance. Moi je ne peux pas. Si je nommais dans mes romans l’endroit de Touraine où j’ai grandi, j’aurais l’impression de le trahir, de le réduire à la façon dont moi je l’ai vécu, alors que d’autres l’ont vécu autrement.
Vous avez donc inventé le lieu-dit La Bassée, où se passent beaucoup de vos livres…
J’ai choisi ce nom parce que, dans La Bassée, on entend « c’est là-bas », et puis un peu « l’ABC ». J’ai aussi pensé au chien, le basset, pour son côté « ras des pâquerettes », pour l’idée d’horizontalité. C’est un lieu que j’ai eu besoin d’imaginer pour mes premiers livres, et, peu à peu, La Bassée est devenu un point d’ancrage à partir duquel je peux créer de l’espace. Maintenant, je n’en ai plus vraiment besoin pour écrire, c’est comme une maison que j’ai quittée, qui existe encore, où je peux retourner en pensée de temps en temps. J’ai découvert par la suite que cinq endroits s’appellent vraiment La Bassée en France !
Vos romans s’inscrivent dans une réalité sociale forte et sont parfois prémonitoires. Comment orchestrez-vous ce télescopage entre la fiction et le réel ?
Ce télescopage se produit dans la vie de tous les jours. Je suis frappé de voir combien le réel ressemble de plus en plus à une fiction. Je pense que cela a commencé avec le 11 septembre 2001, et le Covid a porté cette impression à son paroxysme. On entend fréquemment les gens s’exclamer : « On se croirait dans un film ! On dirait une dystopie pour adolescents ! » Aujourd’hui, on ne fait pas naître la fiction à partir du réel, mais le réel à partir de la fiction. Quelque chose s’est inversé. Pendant le confinement, je suis sorti seul dans le centre de Toulouse et je me suis retrouvé face à un groupe de SDF qui erraient dans la ville déserte. En les voyant se précipiter vers moi d’une façon presque agressive, j’ai immédiatement pensé aux Pièces de guerre du dramaturge anglais contemporain Edward Bond. De plus en plus souvent, on est appelé à vivre des situations que la fiction nous a déjà montrées de manière très codifiée, en particulier dans des scènes de violence au cinéma. Mais, en même temps, la réalité ajoute un vertige supplémentaire de l’ordre de l’impensable. Il y a là un frottement qui nous laisse complètement démunis.
Histoires de la nuit est le plus épais de vos livres. Pourquoi ce choix ?
Paradoxalement, à l’origine, ce roman était un scénario de vingt-cinq pages. J’avais déjà tourné un court métrage, l’expérience m’avait plu. J’ai donc voulu m’essayer au moyen métrage, à partir d’une histoire typiquement cinématographique de prise d’otage, avec l’idée de travailler sur la circulation des corps dans un espace clos. J’avais passé beaucoup de temps dessus et, soudain, j’ai eu envie de faire un antiscénario, d’introduire de la littérature dans chaque interstice, d’étirer chaque chose au maximum, pour raconter tout ce qu’un film passe sous silence entre deux scènes. Un roman peut se déployer à l’infini. On ouvre une porte, qui débouche sur une multitude d’autres portes. C’est une sensation vertigineuse. La littérature est un art souverain dans le monde d’aujourd’hui, où tout s’emballe, parce qu’elle requiert de prendre le temps de prendre du temps. J’aime beaucoup les gros livres à cause de leur lenteur salutaire. Quelle expérience fusionnelle exceptionnelle ! Il y a quelques années, j’avais vu une étude très intéressante, canadienne je crois, sur les différences de comportement entre les gens qui lisent et ceux qui ne lisent pas. Le résultat montre que les lecteurs de romans ont une bien plus forte capacité que les autres à faire face aux coups durs de la vie. Après tout, pourquoi éprouvons-nous du plaisir à lire des histoires qui ne nous concernent pas ? C’est quand même étrange ! En fait, la lecture a une fonction de survie, comme le rêve. Elle nous prépare à reconnaître les choses quand elles nous arriveront. J’aime bien cette idée.
Cela vous donne une grande responsabilité en tant qu’auteur… Comment la vivez-vous ?
Je me vois comme un écrivain engagé, mais surtout pas militant. C’est épidermique, je n’ai jamais pu supporter d’afficher quoi que ce soit. Je n’ai jamais eu l’âme d’un porte-drapeau. Cela touche à quelque chose de très intime chez moi. Pendant l’enfance, j’ai été longuement hospitalisé. Un jour, mes parents sont venus me voir à l’hôpital, qui était à 70 kilomètres de chez eux. Ma mère ne conduisait pas. Mon père était ouvrier, il avait dû prendre son après-midi, ce qui n’était pas rien, parce que cela impliquait qu’il ne serait pas payé. J’ai une image précise des médecins leur expliquant, à quelques mètres de moi, ce que j’avais. Dans mon souvenir, il se passe à ce moment-là quelque chose de très désagréable, qui n’est pas lié au diagnostic annoncé, mais à un rapport de domination entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. Cela m’avait rendu triste de voir mes deux parents ainsi infantilisés, rabaissés, par une certaine utilisation du langage qui était du côté du pouvoir. Je pense que la littérature doit toujours être du côté du contre-pouvoir. Je n’ai pas envie que les mots soient des instruments de combat, j’ai trop détesté les gens qui utilisaient le langage pour asservir les autres. La seule tribune que je pourrais écrire, à la rigueur, serait contre une expression qu’on entend souvent aux informations : « la foule des anonymes ». Ce sont des inconnus, pas des anonymes ! C’est grave d’insinuer que seuls les gens connus ont droit à un nom. Écrire, c’est travailler à détruire ce langage de pouvoir et de mépris de classe.
Vos romans s’ouvrent de plus en plus à des personnages de femmes. Quel regard portez-vous sur la montée actuelle du féminisme ?
Le féminisme libère l’homme de l’obligation d’être un gros con, voilà le fond de ma pensée. Dans mon enfance, vécue à la campagne dans les années 1970, devenir un homme était une perspective à laquelle je n’arrivais pas à m’identifier. Il y avait des conditions à remplir, exténuantes et ridicules. Le mépris de l’intello, l’exaltation des travaux manuels, le goût d’une virilité dominatrice, le culte d’une masculinité triomphante… Qui pouvait s’y reconnaître ? À part ceux qui étaient heureux d’aller servir sous les drapeaux, de fonder une famille sur le mode patriarcal, et qui n’imaginaient même pas qu’on puisse rêver d’autre chose pour soi ou pour les siens, notamment pour les femmes ? En tant qu’écrivain, ces dernières années, j’ai pu toutefois vivre des moments qui m’inquiètent. Des étudiants en fac d’histoire m’ont reproché à mots couverts d’avoir écarté les femmes de mon roman Des hommes, sur la guerre d’Algérie. Des jeunes femmes ont un jour interpellé une comédienne qui jouait un monologue que j’avais écrit, Une légère blessure, en trouvant scandaleux qu’un homme s’arroge le droit de parler au nom des femmes. Il ne s’agit pas d’écrire à la place de qui que ce soit, mais d’essayer de se projeter dans une figure autre. Tout ce qui compte pour moi, c’est la capacité de l’auteur et du lecteur à s’intéresser à la commune humanité. Personne n’est jamais réductible à une parole, à une action, à un slogan, à une définition. Comment traduire la somme des réalités qui constituent les êtres ? Comment rendre compte de l’opacité de la vie ? Voilà ce qui m’intéresse.
La peinture occupe une grande place dans votre dernier roman. Quel rôle joue-t-elle dans votre vie, depuis vos études aux Beaux-Arts ?
Je suis un peintre raté. Je vis cela comme un échec. À l’origine, je me suis servi de la peinture pour renoncer à l’écriture. Jeune adolescent, à la mort de mon père, j’ai tenté d’écrire autour de ce deuil et j’ai eu tellement honte de faire une chose pareille que je n’ai plus touché un stylo pendant plusieurs années. La peinture est venue pallier cela. Je suis arrivé aux Beaux-Arts de Tours à 17 ans, parce que je n’avais pas le bac et qu’on pouvait y entrer sans. Cela m’a sauvé la vie de découvrir d’autres gens, de m’ouvrir à un espace mental différent. C’étaient les années 1980, la peinture s’envisageait sur un mode assez ironique, l’art était beaucoup plus conceptuel qu’aujourd’hui. Pas du tout mon univers ! Alors j’ai recommencé à écrire petit à petit, des textes un peu expérimentaux. J’étais très influencé par Antonin Artaud, qui incarnait pour moi cette possibilité d’effondrement intérieur qui nous guette tous. La peinture me fascine pour sa proximité avec la folie. Une couleur n’est pas là pour dire quelque chose, elle est là parce qu’elle est là. J’aime la superposition des couches, la succession des trames, ce qu’on appelle si joliment les « repentirs ». J’essaie de restituer cette matérialité en littérature, de garder un geste d’écriture qui ne soit pas lisse, qui porte la trace de mes hésitations et de mes choix. Mais je n’ai pas dit mon dernier mot. Je garde l’impression que quelque chose ne s’est pas accompli et qu’il me faudra revenir à la peinture. Je m’imagine très bien, vieux, tout arrêter pour ne faire que peindre.
Martine Landrot
Télérama, 26 août 2020
Addict-Culture
31 août 2020
Laurent Mauvignier remet l’écriture sous tension avec son nouveau roman.
Chez Laurent Mauvignier, l’écriture est affaire de tension. C’est elle qui va chercher et impliquer le lecteur. Dans son nouveau roman Histoires de la nuit, cette tension est perceptible dès l’incipit. Le lecteur est emporté par le souffle des phrases et la virtuosité de la langue. On comprend donc bien que l’auteur s’empare du genre du thriller. L’histoire se concentre sur quelques personnages. D’un côté on trouve les Bergogne avec Patrice le mari, sa femme Marion et leur fille Ida ; de l’autre leur voisine Christine. Nous sommes le jour de l’anniversaire de Marion et tout semble aller pour le mieux. Si ce n’est ces lettres anonymes reçues par Christine. Et ces gens qui semblent rôder.
Le roman est extrêmement bien construit avec des chapitres équilibrés, ce qui confère un rythme haletant. La fin laissera le lecteur véritablement à bout de souffle. Le thriller est pour Laurent Mauvignier une manière d’explorer en profondeur les mobiles et les actions de ses personnages. Il évite toute simplification et cherche ainsi à creuser leurs « tropismes », leurs motivations souterraines et inconscientes.
Toute la force de l’écriture de Laurent Mauvignier, c’est toujours de partir de situations concrètes. C’est une écriture de la sensation et des perceptions. Ce qui est passionnant dans Histoires de la nuit, c’est la manière dont l’auteur va puiser dans les ressorts du thriller pour travailler sur l’acte même d’écriture. Cette tension qui règne autour des personnages éclaire son travail sur l’aspect organique de l’écriture. Laurent Mauvignier est un romancier rare qui possède l’art de faire naître le texte à lui-même. Il sait faire émerger quelque chose à travers la nuit. Autant d’histoires pour faire naître une émotion. Celle de relier l’auteur et ses personnages au lecteur.
L’ENTRETIEN
En dehors du fait que ce roman soit le plus long et le plus ample jamais écrit, il semble aller le plus loin possible dans le fait de repousser les limites de la tension narrative. L’écriture du roman a-t-elle été particulièrement physique, au sens où cette tension permanente vous amène à repousser vos limites des conditions physiques d’écriture ?
Paradoxalement non, c’est un livre qui s’est écrit dans un relatif calme – c’était une course de fond, un problème d’endurance et de ténacité plus que de force. Il a été écrit de manière très organisée. Il se trouve que j’avais écrit son scénario pour réaliser un moyen métrage, et que j’ai commencé à écrire le livre en me demandant ce que ce serait un roman à partir de ce scénario, en me fixant comme contrainte d’étirer au maximum, de prendre le temps, de creuser la durée, en donnant tant de pages par séquence. Donc, quelque chose d’assez programmatique, ce qui m’a permis de ne pas me faire dévorer par ce monstre. À la fin, j’ai surtout récrit, c’est-à-dire beaucoup retiré, enlevé, à l’intérieur des phrases, des excroissances, des longueurs, des redites qui ne produisaient pas d’effets esthétiques satisfaisants, qui alourdissaient, mais rien sur la partie narrative, qui du coup n’était pas tant mon problème – mais l’intrigue n’est jamais vraiment le problème principal d’un roman. C’est une façon de faire qui a été très jouissive avec ce livre, elle a réglé la question de l’histoire, tout était sur l’écriture, la durée des actions et des non-actions, les personnages, comment les nourrir de l’intérieur, enrichir leurs histoires, leurs vies. C’était un problème de patience et d’énergie, qui a été résolu en domptant le problème de la durée, parce que c’était construit dans le temps, chaque jour sa partie de chapitre. Un vrai plan de combat.
En citation liminaire, vous citez une phrase du romancier américain David Foster Wallace, extrait de son roman Le Roi pâle: « Il y a pourtant des secrets à l’intérieur des secrets-toujours ». N’est-ce pas là votre ambition de romancier d’aller, sans jamais juger vos personnages, chercher à saisir et à déplier toute la complexité d’un être ?
Tout à fait. C’est l’intérêt majeur quand on prend un genre comme le thriller, et même comme un sous-genre dans le thriller, qui s’appelle le home invasion movie : on a tellement affaire à des clichés, que la seule question qui va c’est : comment fissurer les stéréotypes narratifs pour aller voir, derrière, si de l’humain est possible, si la vie est possible. Ainsi, tout le travail consiste à déconstruire des clichés pour en faire des personnages, et construire suffisamment les personnages pour en faire des personnes : le vrai trajet d’un livre, pour moi, c’est toujours celui-ci. C’est que je crois que le roman a cette puissance très rare aujourd’hui, complètement à contre-courant, de pouvoir prendre le temps, de pouvoir proposer de la nuance et de l’opacité, dans le sens où il peut creuser et cerner, et donner à voir, entendre, ressentir, les parts sombres et les parts lumineuses des individus, et tout le chemin qui sépare et relie l’obscurité à la luminosité de chacun, toute son épaisseur, qui est celle du temps, la traversée souterraine d’une histoire. Le roman, en effet, peut déployer toute l’épaisseur d’un être – sa complexité psychique, sociologique, culturelle, mais aussi celle liée à son histoire, à la persistance du passé dans le présent.
Chacun de vos nouveaux romans semblent souvent s’inscrire en contre-point de votre roman précédent. Dans Continuer, paru en 2016, une mère partait au Kirghizistan avec son fils afin que ce dernier puisse se reconstruire alors que dans Histoires de la nuit, le lieu de l’action est circonscrit à deux maisons, celle de Christine, la peintre, et celle de la famille Bergogne. Avez-vous ainsi cherché à épuiser toutes les possibilités de décrire un lieu ?
Mes premiers livres se passaient dans des maisons. Des huis clos familiaux, dont, au fil du temps, j’ai voulu me libérer en écartant les murs. Ça a commencé par Dans la foule, où j’ai choisi un roman ample, dont je me suis aperçu en le terminant qu’il reprenait pourtant la forme du huis clos : même à soixante mille personnes, un stade représente un espace circulaire, fermé sur lui-même. Puis il y a eu Autour du monde, qui se passait partout sur la planète au moment du tsunami au Japon, en 2011. Je me suis aperçu que cette tentative d’ouverture était aussi vaine que la précédente : je travaillais avec mon planisphère punaisé, et j’organisais l’espace comme si chaque continent, à la fin, était une pièce de la grande maison Terre. À la neige russe répondait le soleil de Jérusalem, mais au bout du compte j’ai fini par prendre conscience que décidément, c’était encore, d’une certaine manière, un huis clos. Continuer était une excroissance de cette tentative, ou plutôt une focalisation sur ce qui aurait pu être un épisode de Autour du monde. Il s’agissait cette fois encore de repousser les murs, mais j’avais conscience d’écrire un huis clos à ciel ouvert. La première partie, à Bordeaux, l’espace clos était là de façon très volontaire, comme un contrepoint à l’espace kirghize. Avec Histoires de la nuit, j’assume comme jamais auparavant que mes livres sont des livres qui ont à voir, sans doute, avec l’enfermement, la peur de l’enfermement, comme ils ont tous – je crois que pas un seul n’échappe à la règle et celui-ci la développe considérablement – tous, une scène de cuisine, une scène de repas. Mais que le lieu soit ouvert ou fermé, immense ou très réduit, ce qui compte, c’est comment il est en phase avec ce que le roman dessine. De ce point de vue, Continuer et Histoires de la nuit sont les deux bornes d’une même vision.
À la lecture d’Histoires de la nuit, on pense à l’écriture de Claude Simon. En effet, dans ce roman, l’écriture est pareille à un corps conducteur, comme si votre écriture était un courant qui passait d’un lieu à l’autre, de l’histoire d’un personnage à l’histoire d’un autre personnage. En quoi vous inscrivez-vous dans cette dynamique ?
C’est une question qui me tient particulièrement à cœur. Dans mon premier roman, Céline, la cousine du personnage principal, prend en charge la parole du mort pour expliquer son vœu, tout à la fin du roman : parler une langue comme une seule parole qui circulerait entre nous tous, comme une seule voix. Je ne me souviens plus de la formule, mais c’était assez programmatique, même si bien sûr, ce sens programmatique m’est apparu bien après avoir écrit le livre. C’est aussi quelque chose que j’ai eu beaucoup de mal à faire comprendre avec Autour du monde. On m’a beaucoup soupçonné d’avoir lié artificiellement des histoires autonomes autour du tsunami japonais, d’avoir déguisé en roman des nouvelles. Pour moi, ce qui fait roman dans ce livre, c’est précisément de considérer l’écriture comme ce corps conducteur – comme l’eau du tsunami – qui propulse, à travers sa dynamique, un courant qui circule d’un personnage à l’autre, d’une histoire à l’autre. La figure de Claude Simon est bien sûr fondamentale sur ce point, mais il y a un rapport à l’écriture qu’on trouve chez beaucoup d’autres auteurs, c’est plutôt une façon d’attaquer la langue, par des phrases longues qui veulent embrasser plusieurs éléments de réel : Joyce, Virginia Woolf, Faulkner, Proust mais bien sûr aussi Claude Simon, Thomas Bernhard, Lobo Antunes, Javier Marias, Antonio Muñoz Molina, László Krasznahorkai et d’autres encore, qui peuvent être assez différents les uns des autres par ailleurs, ont tous, je crois, travailler à faire de leur écriture un corps conducteur.
Ce roman, à l’instar de toute votre œuvre, est travaillé par l’idée du souffle et de la suffocation. Autant celui des personnages qui vont se battre pour rester en vie que le lecteur qui est littéralement à bout de souffle à la fin des phrases et de chapitres. Est-ce que ce souffle représente pour vous le souffle même de l’écriture qui vous porte dans travail ?
Oui, il y a quelque chose que je découvre de livre en livre, qui se joue entre la violence faite aux corps, où la question du souffle et de la mort, de l’étouffement est très liée à l’écriture elle-même. J’ai compris après coup que pour Dans la foule et Ce que j’appelle oubli les protagonistes étaient confrontés à la même mise à mort : l’étouffement par compression de la cage thoracique. C’est ce livre, Ce que j’appelle oubli, qui est sans doute au plus près de votre question, celui qui en serait la réponse incarnée : aucun point, le point m’étant apparu avec ce livre comme une chose impossible, comme l’incarnation de la mort elle-même, de la finitude, alors que toute la vie tient dans le souffle, jusqu’à l’épuisement ultime. Dans Histoires de la nuit, le retour à la vie de l’un des personnages se fait au contraire par des phrases très courtes, nominales le plus souvent. C’est qu’il s’agit de montrer que le personnage revient pas à pas à la vie, comment la vie remonte en lui, comment il s’arrache à la mort.
Dans ce roman, tout comme dans vos précédents, le lecteur a une place privilégiée dans l’histoire à laquelle il assiste. Nous sommes quasiment à bout de souffle à la fin. Est-ce pour vous toujours important d’impliquer à ce point le lecteur dans vos romans ?
Il y a cette citation que j’aime beaucoup, de Kafka, qui nous dit qu’un livre doit être comme un coup de poing sur la tête pour nous réveiller. Je pense qu’un livre, bien sûr il doit nous divertir et le lecteur n’est pas masochiste au point de subir sans éprouver la moindre joie, mais tout de même, le livre n’est pas qu’un divertissement, il est aussi un avertissement, il doit vous mettre suffisamment K.O, il doit vous traverser, vous chambouler, c’est-à-dire littéralement vous bouleverser. Un livre, c’est d’abord l’expérience d’une traversée pour le lecteur, d’une rencontre avec ses propres limites, avec celles des autres, une rencontre avec de l’altérité. C’est pour cette raison qu’il n’y a rien de plus dur à décrire que les bons sentiments – et je ne crois pas du tout qu’on ne fasse pas de bonne littérature avec les bons sentiments, simplement ils offrent des difficultés littéraires très difficiles à traverser, car comme disait Tolstoï toutes les familles heureuses se ressemblent, toutes les familles malheureuses sont uniques, souvent donc plus intéressantes. Mais ce qui compte, c’est de partager cette traversée de l’âme humaine, de la sociologie à la psychologie, jusqu’à ébranler ou mettre en danger le lecteur, en venant le chercher à un endroit de lui-même qu’il avait mis, sinon en jachère, du moins en repos.
Comme cela a été indiqué avant, un de vos personnages, Christine, est peintre. On trouve de très beaux passages sur l’acte de peindre, à l’image de cet extrait qui se trouve au début du roman : « Ce bleu, ce rouge, ce jaune orangé et ces coulures, ces taches vertes d’à-plats, de glacis, et ces formes brouillonnes, bouillonnantes, ces corps et ces visages qui surgissent d’un fond brun sombre et profond, d’un halo mauve et comme luminescent ou au contraire brossé, rêche, rocailleux, ténébreux, ces formes arrachées à l’obscurité par des éclats colorés ; des paysages et des corps, des corps qui sont des paysages, des paysages qui sont autre chose que des paysages mais des vies organiques, minérales, proliférant, envahissant l’espace, se répandant sur les toiles très grandes qu’elle peint – le plus souvent des formats carrés de deux mètres, parfois moins, parfois rectangulaires, mais alors verticaux et presque jamais horizontaux. » La manière dont Christine peint, n’est-elle pas proche de votre manière d’écrire, au sens où votre écriture restitue ce qui est de l’ordre de l’organique, de la vision et de la perception ?
Bien sûr la tentation est forte de voir la peinture comme elle est décrite dans le livre comme une sorte de métaphore de l’écriture, et la figure de Christine comme une métaphore de l’artiste et de l’écrivain est tout aussi tentante, et sans doute assez juste, même si pas complètement. L’écrivain, il est vrai, fonctionne comme le peintre, il embroussaille avant de débroussailler, il accumule les couches, puis joue avec les matières, repentirs, retours, etc. Et ce qui est très juste, c’est le rapport organique – les mots, les phrases, leur déroulement et leur enroulement autour d’une image, d’un mot, sont tout à fait des phénomènes qui fonctionnent de manière organique – mais traiter de la peinture dans un roman est une chose particulière, comme l’art ou la pratique d’un art. C’est toujours infiniment difficile, car on tombe vite dans des métaphores trop visibles, et si le procédé est trop transparent alors il devient factice et ennuyeux, on aimerait alors autant que les écrivains assument des écrivains comme personnages, plutôt que des faux peintres ou des faux musiciens pour parler de leur pratique en général. Dans le cas présent, je voulais que la peinture soit très visuelle et basique dans des effets de matière et de couleur, qu’elle ait quelque chose à dire de l’art peut-être, mais qu’elle soit d’abord repérable comme matière organique, comme le morceau de viande saignant qu’on donne au chien, comme les morilles et la sauce qui dégouline, etc. C’est-à-dire que la peinture entre ici dans une composition globale de la matière, ou de la texture du livre, comme si c’était son grain, en parlant d’image. Mais c’est vrai que Christine peint comme j’écris, au moins dans le rapport au temps, c’est-à-dire par des couches successives, un travail qui s’inscrit dans la durée et dont les strates, à la toute fin, donne à l’écriture sa densité et sa matière, son épaisseur.
Ce roman est marqué par une construction hypnotique, avec un style qui est marqué par la variation et le leitmotiv. Votre personnage, Christine, se réfère d’ailleurs à un album de Bach interprétées par Anne Gastinel. On pense à l’écriture d’un romancier portugais comme Antonio Lobo Antunes qui propose dans ses romans des sortes de symphonies désarticulées basées sur la variation et le ressassement, proche de la musique. Cherchez-vous avec l’écriture à atteindre une sorte de limite de l’écriture qui tendrait vers la musique ?
Cette question rejoint celle que vous me posiez au sujet de Claude Simon, et d’une dynamique de mouvement qui touche le phrasé, mais aussi la façon dont les éléments que draine la phrase s’articulent entre eux. Bien sûr, le phrasé ample est une façon d’embrasser le maximum d’éléments d’une réalité ou d’une scène ou d’un personnage qui m’échappe, dont je pense que je n’arriverais jamais à, littéralement, les cerner. Mais avec le phrasé dans son contenu, il y a la musicalité de la langue, sans quoi ce n’est rien, ça ne produit rien, ça ne vient d’ailleurs même pas, on reste en rade et rien ne s’écrit. Il y a les écrivains ornithologues, et les oiseaux. Les ornithologues maîtrisent leur sujet, conduisent leur livre en fonction de leurs idées et de leurs projets, et les autres, allez savoir pourquoi, qui, s’ils connaissent moins la grammaire et l’écorchent parfois, produisent un chant qui n’appartient qu’à eux ; c’est ce qui m’attire chez Lobo Antunes, sa musicalité, mais aussi sa façon folle de produire des images insensées et de les charrier dans un mouvement symphonique qui va très vite, qui s’interrompt, se rompt, reprend, se détourne. C’est un écrivain immense pour moi, pour toutes ces raisons qui sont autant de déraisons d’écrire, et rendent ça passionnant. Oui, ça pose la question de la limite, de la logorrhée dangereuse où tout finit par se confondre et le son se brouiller à force de se soûler de lui-même, car les écrivains sont à la fois la sirène et le marin : leur chant est leur force, mais il peut devenir un piège, un enivrement qui empêche un livre de se déployer sur d’autres plans importants – la structure, les personnages, etc. C’est un art de funambule, de ce point de vue.
Quand on vous lit, et notamment dans ce dernier roman, on pense à de nombreuses références littéraires comme Duras ou Claude Simon, dramaturgiques comme Edward Bond ou cinématographiques, telles que Chien de paille de Sam Peckinpah. Aviez-vous lors de l’écriture de ce livre des références de livres ou de films ? Et en quoi est-ce important pour vous avec le roman de tisser des liens avec d’autres univers ?
C’est important parce que c’est simplement naturel. Qui aujourd’hui pourrait prétendre n’être construit que par ses lectures ? Tout travaille dans ma tête à aller vers les livres que j’écris : les films, le théâtre, les arts plastiques et la littérature… mais on pourrait rajouter la vie, la vie toujours dans les mille et un détails qu’elle donne à tous les écrivains du monde toutes les minutes qui passent : le réel, les faits divers, les spéculations, l’immense récit aux milliards de voix qui s’élancent dans le monde chaque seconde, comme les gestes, les actions, et comme tout ce qui, pour ne pas avoir existé, mérite de trouver une place dans une fiction. Pour les films, je pourrais en donner deux qui ont servi très concrètement : La chevauchée des bannis, d’André de Toth, et The Visitors d’Elia Kazan, qui ont compté beaucoup pour moi. Deux films prétendument mineurs que j’aime énormément, et qui sont très liés à ce livre – chacun à une scène dont le livre s’est inspiré.
Il vous reste, chers lecteurs et lectrices, à vous plonger dans l’univers du roman de Laurent Mauvignier pour y tisser vos propres liens.
Merci à Laurent Mauvignier de nous avoir accordé cet entretien.
Et Merci aux éditions de Minuit.
Antoine Jarry
Addict-Culture, 31 août 2020
Le matricule des Anges
septembre 2020
Rompre le charme
AVEC HISTOIRES DE LA NUIT, LAURENT MAUVIGNIER NOUS INCRUSTE DANS
LE CAUCHEMAR D'UNE FÊTE D'ANNIVERSAIRE. CONTEUR DE LA SOLITUDE ET DES CONSCIENCES MAUVAISES, IL DÉCOMPOSE ET RECOMPOSE NOS PETITES APPARTENANCES.
On l'avait laissé en 2016 au Kirghizistan, en compagnie d'une femme à demi mourante, rescapée d'une longue chevauchée avec son fils. On le retrouve en territoire franchouillard, « un bled pourri du centre de la France, au milieu de rien, de champs suintant le pesticide et le cancer, l'en-nui, la désertification et le ressentiment», La Bassée, arrière-pays fictif connu des lecteurs de Mauvignier et de ses romans plus anciens (de Loin d'eux à Des hommes), rase campagne ici quasi réduite à un hameau, dit« l'écart des Trois Filles Seules» - une étable et trois maisons, dont une inoccupée. Si l'auteur de Continuer (2016) revient aux sources, c'est avec simplicité et fracas.
La simplicité d'abord, à l'os : « comme la famille ours du conte : un papa - une maman - un enfant ». Famille ours à la-quelle il convient d'adjoindre la voisine, bourrue, et son chien, chien.
Fracas ensuite, tout de suite : dès les premières pages nous sommes à la gendarmerie. Fracas progressif : chaque tour d'écrou narratif va déplacer ces quatre personnages, faire exploser leurs bulles respectives, celle d'une artiste retirée à la chevelure fauve Varda, celles des Bergogne, Patrice le père qui préfère aux hommes les animaux ( et dont le nom malaxe toute la vergogne et la grogne et la besogne), la mère, Marion qui rentre tard et chante « Résiste », la plus si petite Ida qui observe mais ne verbalise pas encore tout. Fracas en chaîne au moment de préparer la fête surprise pour Marion.
Il aura fallu pas moins de six cents pages à Laurent Mauvignier pour organiser ce ravage, mettre en présence les forces opposées d'un western intime, faire mon-ter la tension à un point rarement atteint dans ses précédents romans. Le romancier distribue l'espace, nous habitue aux pièces où tout va se déployer, fabrique des phrases à tiroirs multiples ; il fait circuler le regard-qui regarde qui, et d'où et comment, c'est le noyau du livre - d'un personnage à l'autre comme pour faire la somme impossible des perceptions et fragmenter l'action. L'une peint, l'autre est en réunion, le troisième va chercher un cadeau, quelqu'un débarque, puis un autre. Mauvignier ouvre des pistes et les écarte, fait faire des embardées littérales à ses personnages tandis qu'il sème le lecteur et dissémine les motifs d'angoisse : parmi d'autres, un sac à main « couleur sang», le portrait inachevable d'une femme en rouge, un tatouage tout en barbelés, la chasse du dimanche matin. On entend la voix et la malice du conteur qui démonte petit bout par petit bout la mécanique du quotidien, et se fait de plus en plus effrayant et devient ogre : « ce soir, comme presque tous les soirs» ... Il faudrait presque lire à haute voix cette formule et ses variations pour en explorer tous les gouffres. Tandis que le narrateur avance ses pions, dosant ses effets de suspens ( « le temps de», « pour l'instant»), alternant présent haletant et futur proche de celui qui sait comment ça va (mal) tourner, toujours à la lisière de la projection et du retour en arrière, les expressions les plus anodines se chargent d'histoires et de menace et viennent trouer l'attente des longues phrases: « Oui, mon chien, j'arrive!»,« Bonjour, je m'appelle Christophe. »,«Coucou la compagnie, c'est les collègues ! » ou encore « Maman, maman ».
À l'heure des règlements de comptes, Mauvignier est le maître des horloges - six cents pages à raconter deux jours plus une nuit dans la vie d'un hameau - et des images. Il monte ses scènes comme au cinéma : il faut imaginer une maison perturbée, ambiance Funny games (de Michael Haneke) et ces garçons trop blonds qui surgissent l'un après l'autre avant que rien n'ait commencé. Il faut imaginer un split-screen des préparatifs : notre écran mental partagé entre un gros plan sur les mains de « Tatie Christine » qui concoctent un gâteau dans la cuisine, et un plan serré sur un inconnu qui plante son couteau dans l'étable. Il faut imaginer des bandes-son (Bach, interruption, moteur dans la cour, Bach, des souffles qu'on retient ou l'on reprend, le ploc ploc des cartouches qui tombent).
De l'ironie du sort et du retourne-ment de la joie à la peur - et de la peur à la joie - le romancier a fait un de ses grands principes narratifs de son œuvre. C'est la première fois qu'il nous tient en haleine ainsi. Avec ses airs de polar revanchard, Histoires de la nuit est un texte très nerveux, habité par la rage. Rage des autres (car ce sont toujours les autres qui commencent) à vous définir - et quand on dé-finit on n'est jamais loin de l'insulte (de paysan à «plouc», de belle à « pétasse », de bizarre à« taré»)-, rage contre soi des humiliés et des cadenassés de l'intérieur (c'est, entre autres, le portrait très réussi et troublant de Bègue, l'un des personnages, c'est le monologue de Bergogne et de sa misère sentimentale) qui humilient à leur tour, rage enfin de l'artiste, qui se sent in-comprise et s'isole, désireuse d'« échapper à la mainmise d'une communauté et à la tutelle d'un groupe » et « pour éviter les coups de canif des phrases blessantes et des sourires condescendants, des silences assassins ». Au centre de cette rage flamboient trois figures féminines, qui sont autant de générations, l'enfant, la mère, la « grand-mère » d'adoption. Elles subissent chacune à leur façon la violence des hommes - violence de genre qui formait une basse continue depuis Ceux d'à côté (2002) et Seuls (2004), et qui explose ici. Chacune en retour représente une réponse potentielle, l'espoir d'une autre voie que l'emprise, la possibilité d'une invention de soi - plus ou moins radicale.
Elles affrontent, parmi les hommes, la nuit : c'est à la fois un passé familial qui remonte et l'ailleurs qui s'engouffre, parce que si on est seuls on n'est jamais si isolés du reste du monde qu'on croit. « Otages» et « terreur » résonnent bien au-delà du petit cercle de La Bassée, et l'héritage des deux guerres mondiales n'en finit pas de resurgir. On se souvient des cousins condamnés à ruminer les images de la guerre d'Algérie dans Des hommes (2009) au sortir d'un autre anniversaire raté. De proche en proche, personnages et lecteurs, nous sommes gagnés par des histoires qui ne sont pas les nôtres mais qui nous regardent, aussi. Comment peut-on avoir de commun autre chose que de l'indifférence, de la peur, de l'humiliation, de la haine de soi? Peut-on jouer un autre rôle que celui dont on hérite ? Peut-on se dés-engluer, rompre le charme des apparences et des silences, et se parler, enfin ?
Ce sont quelques-unes des questions existentielles et politiques qui traversent l'intrigue, même si les personnages, pour ne pas « gâcher» la fête, n'en parlent pas, de politique (de même que le gilet jaune de l'un eux ne lui sert pas à agréger aux colères collectives sa colère) - pas plus que Mauvignier, qui mettait pourtant en garde contre la « lepénisation des esprits » et le cynisme dans Continuer. Histoires de la nuit est moins moralisateur, plus mordant, libre et abrupt, plus drôle parfois, moins conforme, livre de doutes et d'ombre. Pas un de ces livres charmants mais de ceux qui comme l'écrivait Duras dans la solitude revendiquée de sa propre maison « s'incrustent dans la pensée et ( ... ) disent le deuil noir de toute vie, le lieu commun de toute pensée».
Chloé Brendlé
Le matricule des Anges, septembre 2020
les Lettres françaises
septembre 2020
Le point sur Mauvignier
Il publie des romans et des pièces de théâtre depuis une vingtaine d'années déjà, et ce, aux Éditions de Minuit de Robbe-Grillet, Beckett, Duras, Butor, Simon. Son directeur Jérôme Lindon avait essayé de nous refaire le coup du « Nouveau Roman » avec Echenoz, Toussaint, Deville et Oster, sous la nouvelle étiquette des romanciers « impassibles » ; mais l'effet de groupe n'avait pas vraiment eu lieu, trente-cinq ans après le Nouveau Roman. C'est peut-être aujourd'hui, avec Laurent Mauvignier, que la leçon est retenue, dépassée, réinventée. On ouvre Histoires de la nuit - titre qu'on a déjà croisé chez Borges, mais avec « histoire» au singulier et pour présenter une suite de poèmes - et on se retrouve dans ce que Jean Ricardou, grand disciple de Robbe-Grillet, appelait l'aventure d'une écriture (Ricardou disait s'intéresser à l'aventure d'une écriture plutôt qu'à l'écriture d'une aventure) ...
C'est ce que disait aussi Roland Barthes à propos de Robbe-Grillet : « Tout se passe comme s'il y avait d'un certain côté le réel et de l'autre le langage, comme si l'un était l'antécédent à l'autre et que le second ait pour tâche en quelque sorte de courir après le premier jusqu'à ce qu'il le rattrape.» Laurent Mauvignier est plus du côté du langage que de l'histoire, tout en racontant néanmoins une histoire et même des histoires, et tout en collant au réel...
Mais s'agit-il pour autant de se payer de mots comme pour retarder l'histoire et dire l'impossible réel, dans ses moindres détails ? On se souvient que Deleuze avait expliqué - dans Mille Plateaux (Minuit) - qu'il y a nouvelle lorsque tout est organisé autour de la question « Qu'est-ce qui s'est passé ? Qu'est-ce qui a bien pu se passer ? » et que, au contraire, le conte tient le lecteur haletant sous une tout autre question: qu'est-ce qui va se passer ? C'est bizarrement cette question-là qu'on se pose tout au long du roman de Laurent Mauvignier, qui est donc peut-être un conte !
Histoires de la nuit, c'est le récit d'une prise d'otages, au beau milieu de la campagne, dans un hameau, dans une ferme, un jour d'anniversaire. On a un paysan, son épouse (qui travaille dans une imprimerie), leur fille Ida, et leur voisine Christine De Haas, artiste peintre, « une vraie caricature de Parigote » comme le dit celui qui la menace d'un couteau, qui s'appelle Bègue, et qui avec ses deux frères viennent semer la terreur, viennent régler des comptes (mais le saura-t-on jamais ?). Qui s'agit-il de capter ou de capturer dans la peinture ? Après tout, c'est peut-être le fond de l'affaire, du moins pour l'homme au couteau, Bègue, qui a l'impression de voir les tableaux de Christine De Haas et d'être tout entier regardé par eux, « comme s'ils avaient quelque chose à lui apprendre». Mais ce qui se met en place, surtout, tout au long de ce roman, c'est une sorte de dispositif de dérivation, car c'est un texte vagabond, qui, étrangement, nous fait penser à Sade - pourquoi ? Pas pour la description minutieuse d'une scène sexuelle, entre son personnage de paysan et une prostituée ; du moins pas seulement ; mais surtout pour la formule du marquis à l'endroit de ses personnages, de ses lecteurs : « j'essaie de leur faire éprouver l'espèce de chose qui trouble et bouleverse ainsi mon existence»; une formule qui pourrait faire, elle aussi, le point sur l'art de Mauvignier ...
Didier Pinaud
les Lettres françaises, septembre 2020
l'Humanité
3 septembre 2020
Une longue traversée de la nuit.
Dans un huis clos angoissant, Laurent Mauvignier confronte ses personnages à une violence surgie du passé. Un roman dérangeant aux allures de thriller, porté par une écriture précise et splendide.
C'est d'abord une angoisse diffuse, sourde, qui s'insinue comme un vent mauvais dans le hameau des Trois Filles seules, près de La Bassée, un bourg presque fantôme, vidé par le chômage et la désertification des campagnes. Christine, une peintre excentrique, déjà âgée, demande à Patrice Bergogné, son voisin agriculteur, de l'emmener à la gendarmerie pour montrer les lettres anonymes qu'on a glissées sous sa porte. Elle l'a connu enfant, alors qu'elle louait la maison de son père, un veuf qui vivait avec ses trois garçons. Seul Patrice est resté à la ferme, où il élève des veaux. Devenue propriétaire de la maison mitoyenne, Christine, qui s'est mise à l'abri des cruautés du milieu de l'art parisien, fait presque partie de la famille. Chaque jour, après l'école, elle s'occupe d'Ida, la fille de Bergogne et Marion, sa femme. Le lendemain, Marion fêtera justement ses 40 ans. Alors que la soirée d'anniversaire se prépare; trois homme, trois frères, vont s'inviter au hameau et semer la terreur.
Une écriture qui creuse les couleurs, les odeurs et les bruits.
On pourrait raconter la suite de l'histoire, briser le suspense, sans pour autant parvenir à restituer l'infinie complexité de ce roman, le neuvième de Laurent Mauvignier. Construit comme un thriller, Histoires de la nuit, le titre du recueil que lit Ida avant de s'endormir, est un huis clos étouffant dont on ne sort que pour plonger dans un passé qui ne l'est pas moins. La peur, surgie des contes, est omniprésente. S'attardant sur chaque détail avec une précision cinématographique, Laurent Mauvignier étire jusqu'au malaise cette journée d'anniversaire qui vire au cauchemar, un « me1ange de fête et de terreur suspendues». Alternant les plans d'ensemble et les plans serrés, il multiplie les points de vue pour faire avancer un récit qui se resserre sur un lieu unique; la ferme. Christine, Bergogne, la petite Ida, Marion, dont la beauté bizarre exerce une fascination sur tous ceux qu'elle rencontre. chaque personnage a ses secrets, son intériorité, observe les autres depuis son inonde.
Les phrases longues, amples et sinueuses, creusent toujours plus pro-fond pour préciser une cou -leur, une odeur, un bruit, trouver la vérité d'un sentiment, d'une sensation. « Ne pas parler mais peindre, ne pas
user des forces précieuses à ergoter pour dire les mêmes banalités que les autres, mais peindre ce que la parole ne peut tenir comme promesse ( ... ) alors non, plus un mot, ça suffit, depuis quarante ans elle rabote la langue pour ouvrir sa vision, s'ouvrir elle-même à sa vision, pour forcer son regard· à s'approfondir, comme on cherche à voir dans la nuit, à se faire à l'obscurité», écrit Laurent Mauvignier à propos de la quête picturale de Christine. Les images s'impriment sur la rétine, comme celles, effrayantes, du film la Belle et la Bête que regarde Ida, ou cette femme rouge sang aux cuisses ouvertes, possible autoportrait en sorcière d'une artiste dont la liberté dérange. Elle tombera la première, sous les coups d'un des trois hommes, dans cette longue traversée d'une nuit qui semble ne jamais devoir finir.
Une violence qui contamine même l'enfance.
Voyage au bout de l'enfer, Histoires de la nuit plonge au cœur de la violence des hommes, une violence virile née de l'humiliation sociale et de la misère sexuelle, un instinct morbide de prédation qui s'exerce sur les bêtes comme sur les femmes. C'est Bergogne qui, après avoir couché avec une prostituée ghanéenne dans une impasse sordide, appuyé contre une poubelle, est submergé par sa solitude et la honte d'avoir profité« des malheurs du mo11;de et de la vulnérabilité des femmes». C'est Bègue, l'attardé, le plus jeune des trois frères, rendu fou par cette femme plus âgée, Christine, qui ose le défier avec une culture qu'il ne comprend pas. C'est Denis enfin, l'aîné, animé d'une haine poisseuse parce que la femme qu'il croyait posséder l'a quitté. Cette violence aveugle et archaïque contamine tout, même l'enfance. C'est ce qui rend si dérangeant ce grand roman tragique.
Sophie Joubert
l'Humanité, 3 septembre 2020
Diacritik
3 septembre 2020
Laurent Mauvignier : « J’essaie d’écrire des histoires vraies que je n’ai pas vécues, que personne n’a vécues » (Histoires de la nuit)
Laurent Mauvignier signe indubitablement avec Histoires de la nuit l’un des très grands livres de ces dernières années. Indéniable exploit romanesque à l’architecture admirable, puissance narrative d’exception, intrigue palpitante et sans cesse relancée, Histoires de la nuit est un époustouflant page turner qui ne cesse de s’interroger sur ce qu’est l’écriture et le récit aujourd’hui. A travers l’histoire de Bergogne, sa femme et sa fille, perdus dans un hameau et bientôt cernés par des hommes à la rare violence, Histoires de la nuit se lit comme un film dont il n’existerait aucune copie. Autant de raisons pour Diacritik de partir à la rencontre du romancier le temps d’un grand entretien autour de ce chef-d’œuvre de notre contemporain.
Ma première question voudrait porter sur les origines de votre puissant et palpitant nouveau roman, Histoires de la nuit qui vient de paraître. Quelle en est l’exacte genèse ? Comment vous est venue l’idée de raconter l’histoire forte de Bergogne, agriculteur bourru vivant endetté au fin fond d’une province abandonnée de tout, dans un hameau à la Bassée, préparant avec fébrilité l’anniversaire de Marion, sa femme, avant que des rôdeurs ne viennent compromettre la soirée ? On vous sait parfois inspiré, comme pour Continuer, par des histoires vraies : s’agit-il ici d’une trame héritée d’un fait divers ? Enfin, plus largement, vous avez coutume de dire que vous écrivez un nouveau roman toujours contre votre précédent récit : est-ce qu’Histoires de la nuit est ainsi écrit contre Continuer ?
Premièrement : j’étais en train de terminer la réalisation d’un court-métrage, Proches, et j’avais envie de ne pas m’arrêter là, la réalisation est très excitante et très frustrante en même temps, donc je me suis dit qu’il fallait se mettre à l’écriture d’un autre film tout de suite. Dans Proches, les personnages attendent quelqu’un ; le film tourne autour des dialogues que produit cette attente, ça a quelque chose qui se tourne vers le théâtre (dont j’ai d’ailleurs le désir d’un prolongement, d’un approfondissement à partir de ce film). Je voulais me mettre à l’écriture d’un film qui se tournerait plus vers le silence, le mouvement, les déplacements des corps : l’idée est venue à partir de ce besoin de chercher le déplacement, de travailler sur l’interstice entre deux actions. Au cinéma, souvent, une scène se résume à : A) Information, B) Coupe. Puis une nouvelle scène. J’étais frustré de ce côté-là, j’avais l’impression de ne pas avoir réussi à mettre suffisamment d’espace et de temps, de durée entre deux informations, entre deux scènes dialoguées.
C’est pour cette raison que j’ai décidé d’écrire une histoire qui ne serait pas tant bâtie sur des dialogues que sur des longs temps d’attentes, de regards, de glissements de l’un à l’autre des personnages. Je me suis mis à écrire un scénario basé sur un genre qui m’intéressait parce qu’il pouvait me permettre d’exploiter ces questions, un sous-genre du thriller, le home invasion movie. J’ai écrit ce scénario, et, en parlant avec Sylvie Pialat, qui avait produit le premier court, j’ai compris que c’était une histoire tellement vue au cinéma, tellement archétypale qu’elle n’était pas nécessaire. C’est à partir de là que je me suis dit que si je reprenais les trente pages que j’avais pour en faire un roman, je pourrais par ce biais arriver à créer un espace différent, presqu’un anti-scénario, à force d’extension. Je m’y suis mis comme ça : j’ai pris le scénario scène à scène, me contraignant à développer au maximum chacune d’elle – avec pour chaque chapitre une dizaine de pages incompressibles, même si je n’avais pas grand-chose à dire, ce qui m’obligeait à creuser toujours plus loin dans la vie des personnages, dans les descriptions, dans ma propre attente de la résolution. Un peu le principe du paradoxe de Zénon : plus la flèche approche de la cible, plus le moment où elle va la toucher semble s’éloigner, car on peut toujours ralentir le mouvement.
Deuxièmement : sur la question des faits divers, j’ai connu beaucoup de malentendus avec deux livres : Ce que j’appelle oubli et Continuer. Les deux ont été écrits à partir de faits divers réels, mais ce ne sont pas ces faits divers qui ont été les déclencheurs, et toujours j’ai essayé de m’en éloigner, d’aller vers la fiction. Mais à chaque fois, que ce soit la presse ou les lecteurs, on me ramenait au fait divers originel, parce que, souvent, les gens pensent qu’une histoire vraie c’est seulement une question d’histoire vécue. Or j’essaie d’écrire des histoires vraies que je n’ai pas vécues, que personne n’a vécues, qu’on aurait pu vivre ou pas, qui ressemblent à des histoires vécues mais qui n’en sont pas forcément. La vérité m’importe plus que le vécu. Le vécu imposerait de travailler d’une manière plus documentée, plus journalistique que je ne le fais. Je me suis dit pendant tout ce temps que mes premiers livres, Loin d’eux par exemple, était aussi un fait divers, peu importe de savoir s’il a été vécu ou pas. J’ai donc décidé de n’écrire qu’à partir de faits divers inventés pour en finir avec ces malentendus qui me peinent pour les gens qui se sentent dépossédés de leur histoire, parce que ce n’est pas ce que j’ai voulu faire, et qui me peinent aussi à cause des incompréhensions – parfois violentes et surtout stériles – qui en découlent.
Troisièmement : Là où je pourrais dire que ce livre s’écrit contre Continuer et Autour du monde, et même en partie contre Dans la foule, c’est qu’il prend acte de mon incapacité à produire de l’extérieur. Tous mes livres sont des huis clos, tous parlent de l’enfermement : Continuer retire les murs, Histoires de la nuit les remet. Il prend acte que même dans les montagnes, même dans le monde extérieur, je parle de huis clos. Pour autant, il faut aussi dire que j’ai pu expérimenter dans Autour du monde et Continuer des formes romanesques (un narrateur omniscient, la présence des dialogues, un rapport à la construction, l’architecture narrative, etc) dont je crois qu’elles trouvent leur pleine expression avec Histoires de la nuit. De ce point de vue, ce livre est l’aboutissement des précédents plutôt que leur contestation, car il leur doit énormément.
Pour en venir au cœur de votre roman, évoquons sans attendre ces personnages qui se retrouvent plongés dans un huis clos terrible au cœur d’un hameau en bordure de tout, une manière de bout du monde. Tout d’abord, Bergogne, Patrice Bergogne, cet agriculteur qui aime sa femme Marion qui, hélas pour lui, ne paraît véritablement l’aimer en retour, et leur petite fille Ida qui, au retour de l’école dans le hameau où ils vivent, passe du temps avec Christine, peintre venue s’installer dans l’une des trois maisons. Leur vie paraît calme, tranquille, comme réglée une bonne fois pour toutes, sommeillant dans l’ennui du quotidien. Cependant, lors d’une fin d’après-midi, tout bascule à la faveur d’un passé qui revient…
D’emblée, ces personnages paraissent habiter par ce que vous nommez une « blessure » : en quoi cette « blessure » constitue-t-elle pour vous l’entrée de ces personnages dans le tragique ? Diriez-vous qu’il s’agit de personnages de tragédie ?
Non, je ne le dirai pas. Non pas que ce soit faux, ni que ce soit vrai, mais je ne le dirai pas comme je ne dirai pas davantage qu’on puisse les catégoriser d’une façon ou d’une autre. On a souvent, et il me semble à juste titre, reproché à Balzac de penser ses personnages et la société en général par types, catégories, interdisant aux uns et autres de contredire leurs origines, qui sont aussi leur destination, les laissant achevés, pour ainsi dire, dès les premières notes qu’on a d’eux, ne créant ou ne laissant la place à aucun mouvement, aucune espèce de marge de manœuvre, pour coïncider toujours avec leur nature. Chez Balzac, et c’est une critique qu’on peut adresser au roman classique en général, c’est toujours l’histoire de la grenouille et du scorpion. On connaît la fin, en plein milieu de la rivière le scorpion pique la grenouille qui lui demande : « Mais pourquoi ? Tu vas mourir aussi. » L’autre répond : « je sais, mais c’est ma nature ». Ce déterminisme, on peut aussi le voir comme un fatalisme qui pousse inexorablement vers le gouffre ceux qui sont destinés à y aller.
Dans Continuer, ou dans une moindre mesure avec Dans la foule, j’avais essayé de contrecarrer la tragédie en faisant échapper (de peu) les personnages à une sorte de fin tragique promise dès le début. Ça n’a pas été perçu, souvent on m’a demandé pourquoi cette fin qui apparaissait comme trop positive, voire optimiste, ce qui me faisait bien marrer, moi qu’on critique souvent pour la noirceur de mes livres. Dans Histoires de la nuit, peut-être qu’il y a, comme on le disait plus haut, la contestation de la fin de Continuer, mais peut-être pas : la tragédie qui se joue ici, les personnages n’en sont pas vraiment les jouets. Plutôt que de tragédie, c’est une machine, presque un calcul au sens mathématique ou statistique. J’ai lu quelque part qu’un mathématicien américain avait il y a déjà trente ou quarante ans développé un modèle de statistiques qui lui permettait de prédire, après avoir fait remplir un questionnaire aux couples, la durée de vie du dit couple, et la date probable de la séparation. On ne nous dit pas si d’avoir cette perspective ne crée pas inconsciemment un conditionnement, mais il semble que la marge d’erreur soit très faible. J’aime beaucoup cette idée. Écrire un roman, c’est un peu faire ça, essayer de tracer un chemin, qui part disons d’un point L (au moment où le livre commence) qui va vers Z, mais qui a besoin de découvrir, dans le même mouvement, pendant ce trajet, quelle a été la route de A à L, sans quoi il ne peut pas toucher le Z. C’est une mécanique qui s’élance, et bien sûr je dis ça parce que j’ai été nourri aux bons vieux modernes, mais il n’est pas interdit de penser que la tragédie ne fonctionne pas autrement. La différence, c’est que, selon ce qu’on va découvrir entre A et L, tout peut s’infléchir, le mouvement balzacien peut être battu en brèche, et le faible s’avérer fort, l’inéluctable se terminer en queue de poisson, le hasard reprendre une chance, ou pas, d’intervenir (c’est pourtant Balzac qui a écrit : « le hasard est le plus grand de tous les artistes. »)
Pour ce qui est de la question de la blessure, elle est évidemment la lettre A à partir de laquelle le personnage prend figure humaine, si l’on peut dire. La blessure ne se donne pas, c’est le sujet apocryphe, ou crypté, de ce qui motive un livre, et au fond, j’ai écrit le livre pour trouver cet endroit dont j’ignore presque tout au départ.
Ce qui est absolument remarquable dans Histoires de la nuit, c’est le tour de force romanesque qu’il représente. Un huis clos concentré sur une fin d’après-midi et une soirée qui s’étend sur plus de 600 pages et qui, pourtant, vibre d’une tension qui ne se relâche jamais : un véritable et palpitant page turner comme on dit et qui, dans le paysage français, est absolument rare sinon inexistant. Sans en dévoiler les multiples et passionnants rebondissements, venons-en, si vous le voulez bien, à l’intrigue elle-même : comment en avez-vous élaboré la dramaturgie ? En quoi était-il primordial pour vous d’écrire en ménageant le suspense et notamment en jouant sur la vitesse du récit, ses brusques accélération et ses nombreux rebondissements ? Avez-vous eu le sentiment de relever un véritablement défi romanesque et même physique en écrivant un tel récit, dont le suspense relève du roman policier, d’un grand plaisir de lecture et d’une véritable exigence d’écriture ?
Pour le coup, j’ai pratiqué comme le font souvent les auteurs de polars : j’ai passé énormément de temps à la construction scénaristique, à l’architecture de l’ensemble. C’est la première fois que j’opère comme ça, mais il faut dire que c’est la première fois que j’ai écrit un livre qui est une sorte d’adaptation d’un film qui n’a pas été tourné. J’avais été très impressionné par la construction du film de Kubrick, Ultime razzia, pour son côté compte à rebours, la mécanique qui se déploie, comment tout converge vers un événement dont on pressent qu’il est à la fois inévitable et qu’il sera pourtant différent de ce qu’il devrait être. Quand je me suis demandé quel livre ça pourrait donner, l’idée a tout de suite été de dilater le temps, de prolonger la durée, d’entrer dans la matière purement romanesque de l’écriture, comme contrepoint – j’allais dire contre poison – à l’efficacité narrative. Je me suis fixé des contraintes : dix pages par séquences. Parfois c’était facile, parce qu’il y avait beaucoup à raconter, parfois très difficile, parce que c’est juste un déplacement : quelqu’un arrive, entre, regarde. Mais ça devait être traité de la même manière.
Donc, il fallait diffracter, creuser, chercher dans des recoins : Ida regarde un film, et c’est le film qui doit se montrer et bouffer la matière du livre, qui doit faire invasion ; c’est quelqu’un qui joue avec son couteau, et alors ce jeu de la lame qui se promène sur la peau devient tout un paysage ; c’est une histoire qui raconte une histoire qui raconte une histoire qui raconte une histoire qui raconte une histoire : on parle des couverts de la grand-mère, et ces couverts nous parle des nazis et de l’église qu’ils ont fait brûler – ça, c’est quelque chose dont je parlerai un jour, cette histoire – et en retour la violence des nazis envahissant les fermes, on en retrouve l’écho dans la violence des trois frères bien sûr, mais aussi dès l’ouverture du livre par les lettres anonymes, qui renvoie à l’image de la collaboration, de la dénonciation. Il y a une organisation des renvois, des jeux de consonances et de dissonances. Ida devient Ida au regard fixe, comme d’autres sont le rusé Ulysse, mais le regard fixe d’Ida renvoie à la photo de David Seymour et à son modèle Tereska, qui est à l’origine du désir de peinture de Christine, le point de départ de sa vocation. Comme j’avais toute mon histoire d’un point de vue narratif, la seule vraie aventure possible, c’était l’écriture, les voies qu’elle allait engager, les souterrains qu’elle allait prendre le temps d’explorer, de remonter au jour. Bref, c’était traverser le cliché scénaristique pour essayer de dégager une matière du temps, de l’humain, de l’histoire, de l’indicible, aller chercher l’interstice entre deux plans de cinéma, à l’endroit de la coupe. L’idée c’était de faire exister chaque séquence comme si elle était sa propre finalité, c’était à chaque chapitre un nouvel engagement, il fallait pousser une porte qui soit à la fois différente et liée à la continuité romanesque. Physiquement épuisant, mais revigorant aussi, quand on trouve le chas de l’aiguille au début du chapitre, quand on trouve la note juste, le bon tempo. Après, le plus dur, comme toujours, c’est de ne pas retomber, de rester sur sa note et de s’y tenir.
Ensuite, j’ai beaucoup, beaucoup enlevé : aucune scène, tout est pareil que la première version, mais à l’intérieur des phrases, des paragraphes, il a fallu évider, évider pour tendre le plus possible et résoudre l’équation presque intenable en théorie de la tension et de la lenteur, du page turner lent. Le plus épuisant, ce n’est pas d’écrire, c’est de récrire, de revenir, d’enlever, de faire ce travail de peintre dont parle Christine, assumer les repentirs, les strates, les couches. Mon problème c’est que j’ai toujours l’impression qu’une phrase ne peut pas cerner ce que je veux dire, que c’est son essence même, sa nature, d’en être incapable. D’où le besoin d’allonger les phrases, de faire le tour de l’objet à dire pour l’envelopper dans ma toile d’araignée. Mais celle-ci doit être souple, il faut parfois revenir pour lui rendre de l’élasticité et donc supprimer beaucoup à l’intérieur de son système, car il faut préserver son irrigation pour donner d’abord à ressentir au lecteur sa respiration et sa nervosité.
Ce qui est également frappant, s’agissant toujours du rare souffle d’Histoires de la nuit, c’est combien cette ampleur même, d’ordinaire chargée de rendre compte d’événements mondiaux majeurs, comme par exemple le tsunami dans Autour du monde, se consacre ici paradoxalement à un événement personnel, à savoir quelques heures dans la vie de quelques individus. En quoi s’agit-il pour vous par cette équivalence de traitement entre un désastre mondial et un désastre intime de proclamer une égalité démocratique du roman ?
S’agissait-il pour vous, comme vous l’aviez dit dans un très beau texte après l’attentat du Bataclan, d’offrir aussi une dignité romanesque à des personnages qu’on qualifie un peu trop rapidement de secondaires ? S’agit-il pour vous d’évoquer des personnages qui, comme le dit la dernière phrase du livre, méritent d’être mis en lumière, « pour peu qu’on y prête un peu attention » ?
Premièrement, on pourrait dire que l’histoire qui se déroule, sans parler de ces multiples ramifications et des parcours singuliers des personnages, ce n’est au fond qu’un fait divers, pas tout à fait banal heureusement (les prises d’otages dans les hameaux restent un phénomène à ma connaissance tout à fait rare), mais de l’ordre du fait divers criminel comme, malheureusement, ils sont possibles, et comme ils se produisent parfois. Pour autant, des types qui débarquent chez vous et imposent leur violence, c’est une figure très archaïque d’une violence connue : la guerre, l’insécurité, tous les États du monde connaissent à un moment de leur histoire ces hordes qui viennent et détruisent, imposent le chaos, la loi du plus fort. C’est ainsi dans nos peurs primaires, c’est presque le thème des trois petits cochons, non ? Se sentir en sécurité dans sa maison, selon qu’elle soit de paille, de bois ou de brique. Si on voulait raconter cette histoire à des enfants, on pourrait la raconter sous forme de conte, avec les trois frères comme les trois méchants loups. C’est à partir de cette configuration assez primitive que ce fait divers opère – et tous les faits divers, à des degrés plus ou moins importants, sont sublimes, forcément sublimes, comme disait Duras de l’un d’eux, avec presque une sorte de fatigue ou de lassitude, tant ce n’est pas du jeu, c’est gagné d’avance : le fait divers vient de loin, il nous raconte, il nous sublime dans notre vertigineuse capacité d’épouvante. En ça, il est universel sans doute, il a la puissance d’un tsunami ou d’un événement planétaire.
Deuxièmement, la question de la dignité des personnages est fondamentale. D’abord elle rejoint ici le cinéma dans la double figure tutélaire pour moi, de John Ford d’un côté, et de Robert Bresson de l’autre (on pourrait ajouter le cinéma réaliste italien, en passant par le cinéma de Straub et Huillet et de Bergman, et quelques autres, jusqu’à aujourd’hui, c’est une question très prégnante dans le cinéma je trouve, qui dispose d’un atout majeur dont aucun autre art ne peu à ce point se prévaloir : les yeux, les visages, la beauté d’un visage nu, pourrait-on dire ). Chez John Ford c’est très frappant, ce hiératisme jamais pontifiant pourtant, je pense à Henry Fonda et Claudette Colbert dans Sur la piste des Mohawks (Faulkner a discrètement participé au scénario, d’ailleurs, mais c’est anecdotique), mais bien sûr aussi aux Raisins de la colère, tourné la même année. Cette question de la dignité humaine est une question esthétique, elle touche à la notion de démocratie, qui est assez problématique dans la fiction, dans la mesure où l’importance des personnages est très hiérarchisée, où chacun doit être à sa place, jusqu’à ce que certains deviennent seulement des silhouettes, à peine des ombres. Cette question me tracasse depuis toujours, et dès le premier roman, Loin d’eux, même si c’était alors de manière assez inconsciente, j’ai essayé d’y répondre en alternant les narrateurs, ce qui permettait de gommer un peu (peut-être artificiellement) les hiérarchies entre eux. J’ai essayé encore avec Dans la foule et surtout avec Autour du monde, qui travaillait sur une sorte de désir d’horizontalité et de simultanéité qui est toujours une question esthétique et politique, comme on a pu le lire chez Dos Passos par exemple avec la trilogie USA. Cette question est aussi à l’œuvre dans Histoires de la nuit, dans ce que j’ai essayé de nourrir chez le personnage un arrière-plan singulier, familial, personnel, pas tant pour lui donner une épaisseur que parce qu’il a le droit, comme tous les autres, qu’on la révèle à la personne qui lit le livre, et qu’il n’est pas qu’une « fonction narrative ». Mon rêve le plus fou c’est que d’une fonction narrative naisse un personnage, et que de ce dernier naisse une personne.
Troisièmement donc, c’est bien cette question de personnage secondaire qui me pose problème, même si c’est inévitable, et pas sans répugnance de ma part. Il faut s’y résoudre, se résoudre au fait que certains comptent moins que d’autres, j’allais dire, avec de gros guillemets, dans « l’économie » narrative. Ou alors, on peut inverser la proposition, et ça me convient davantage de dire que tous mes personnages sont des personnages secondaires, qu’on va essayer d’éclairer comme s’ils étaient des stars. Apprendre à finir, mon deuxième roman, c’était ça : essayer de hisser l’histoire banale d’une femme de ménage que le mari veut quitter, à la hauteur d’une tragédie, et ce parce que, quelle que soit notre histoire, quand elle nous frappe intimement, elle ne se vit qu’avec la puissance d’un sentiment tragique, quand bien même nous ne serions que des passants inconnus, ceux que les médias, dans leur indifférence ou leur bêtise crasse, nomment des « anonymes ».
Dans Histoires de la nuit, se poursuit la profonde et grande réflexion que, de texte en texte, vous tissez en filigrane sur l’image, les images et leur rôle finalement existentiel dans les existences de chacun. Ce qui frappe dans votre nouveau roman est le personnage de Christine, la peintre, véritable nouveau Frenhofer, qui accentue encore un peu plus votre goût pour l’image par les réflexions qu’elle offre notamment au jeune Bègue. Ma question sera double ici : en quoi tout d’abord l’image consiste tout d’abord pour vous à devoir se débattre dans le cliché, à chercher à en sortir ? N’est-ce pas le souhait de Bergogne quand il veut plaire à sa femme ? L’image n’est-elle pas aussi ce qui tracasse les personnages quand, par exemple, le tatouage de Marion ne correspond pas à l’image qu’il a de sa femme ? Enfin n’est-ce pas aussi le vœu narratif profond du récit qui veut sortir la vie à la campagne, d’un maigre hameau des clichés ?
C’est une question extrêmement importante : comment la fiction est devenue, dans la réalité elle-même, le mode de connaissance, ou de reconnaissance de l’événement. Depuis il me semble les attentats du 11 septembre, le monde est devenu le champ d’une expérience collective qui se vit en direct et dont le premier commentaire pourrait être : « on se croirait dans un film ». Comme si la réalité, aujourd’hui, existait d’abord parce qu’on reconnait en elle un épisode vécu sur un mode fictionnel. Il y a cette idée dans Madame Bovary et dans Anna Karénine, que le malheur de ces femmes sentimentales, c’est d’avoir cru aux romans, d’avoir voulu une vie à l’image des romans. Ce qui se joue là, c’est ce que nous vivons à une échelle jamais atteinte, la confusion, ou plutôt la fusion entre réalité et fiction, ou plutôt la dissolution de la réalité dans la fiction. Mais de quelle fiction parle-t-on, si ce n’est une métafiction qui doit coller à l’idée qu’on se fait de la fiction, une fiction de fiction pour que chacun, partout dans le monde, puisse avoir l’impression de reconnaître un film qu’il a déjà vu : on voit deux avions entrer dans des tours et l’on a tous l’impression de reconnaître un film, sauf que ce film n’a jamais existé, que personne ne l’a jamais filmé ni vu dans une salle de cinéma. On a l’impression de voir la copie d’un film qui n’a pas d’original ni de copie 0. Pour quelqu’un qui travaille la fiction aujourd’hui, il me semble qu’il est quasiment impossible de ne pas être confronté à ce mur d’une fiction ultra codifiée, dont les personnages ne sont que des images déjà vues, ce à quoi les arts plastiques ont beaucoup travaillé, je pense à Cindy Sherman, dont je m’aperçois au fil des années que son questionnement sur les représentations de la femme, des images de la représentation humaine via les clichés, a lentement mais sûrement irrigué mes propres questionnements. Mais mon univers est très différent, bien sûr.
Pourtant, dans Loin d’eux il y a cette jeune femme dont Luc est amoureux, et qui ressemble à Jean Seberg. Mais on peut dire qu’il en est amoureux parce qu’elle est le sosie, pour lui, de l’actrice. C’est parce qu’elle le renvoie à une image qu’il peut en éprouver le désir – sinon la réalité. Et d’un livre à l’autre cette question s’est affirmée pour moi, parce que je crois qu’elle s’est d’abord consolidée dans le 21e siècle, jusqu’à en être peut-être l’un des vecteurs les plus importants : on aime que notre temps corresponde aux images qu’on s’en faisait au 20ème. On doit aller sur Mars, on doit parler par visiophone, on doit faire des meetings par hologramme. On peut donc s’inquiéter de ce qui nous attend, si notre inconscient collectif nous projette dans un imaginaire déjà joué… Ce n’est pas comme Kafka anticipant l’espace concentrationnaire et les dictatures de l’Est. Cette fois, ce n’est pas comme une prescience de l’avenir : ce ne sont pas les fictions qui anticipent le réel, c’est le réel qui court après les fictions. Or, pour moi qui vis dans ce monde où chacun est prisonnier des images, des clichés, le travail politique et esthétique consiste à dévider la pelote des clichés pour, au bout, se trouver face à autre chose : peut-être le vide, peut-être l’être, peut-être ce que veut dire être un humain aujourd’hui, l’espace de la solitude qui nous est donné à tous. Parce que ce monde de stéréotypes, qui touchent les êtres dans leur façon de se vivre, de se dire, le fameux habitus corporel, touchent aussi les situations de vie, les histoires, les lieux. Pour moi, il faut traverser cet indifférencié, cette banalisation pour aller chercher une singularité, une faille, qui produise un écart : écart ou hameau, nous sommes des indiens en espace clos qui cherchons à traverser le miroir des clichés pour toucher une autre rive, dont on ne sait pas de quoi elle est faite, toujours à interroger, à conquérir. Ainsi il faut traverser le home invasion movie pour voir à quoi la réalité ressemblerait, peut-être, si ça vous arrivait, en vrai. Paradoxalement, la fiction est un bon outil pour décrasser la fiction recouvrant la réalité. Bref : il faut vaincre le mal par le mal. Ainsi, oui, vous avez tout à fait raison, Bergogne voit bien que quelque chose produit un écart, une friction, entre le tatouage de Marion et la femme qu’il a rencontré. L’interstice entre les deux, c’est ce que j’appelle le roman, l’espace d’un invisible, d’une présence que deux signes distincts et opposés rendent perceptibles. Entre les deux, il se passe quelque chose, que Bergogne pressent : c’est l’histoire de sa femme, le lieu secret de sa mémoire, où réside ce qui ne tient dans aucune image.
Revenons-en au titre lui-même : par un effet de miroir, Histoires de la nuit emprunte son titre aux contes pour enfants que Marion lit à la jeune Ida avant de s’endormir. Pourtant, précise d’emblée le roman, ces contes présentent des histoires « parfois un peu effrayantes, toutes ne sont pas à destination des fillettes de son âge ». De fait, en quoi ces histoires de vampires et de sorcières déployées dans ces contes vous paraissent-elles faire écho au destin des personnages de votre récit ? Diriez-vous semblablement qu’une tonalité fantastique emporte vos personnages pourtant bien dans une histoire terrible matériellement et physiquement ?
« L’écart des trois filles seules » est un nom fictif. Pour autant, dans toutes les campagnes de France, on trouve des hameaux, des lieux-dits, dont les noms souvent pittoresques et surprenants racontent des histoires, des objets, des activités, etc. Ils sont les titres de livres qui n’ont pas été écrits mais ont été vécus directement dans les lieux où ils s’inscrivent. L’écart des trois filles seules peut évoquer l’image des sorcières, de la sorcellerie, et je verrai bien Christine comme une sorcière aux cheveux orange, dont la peinture serait comme un acte de magie. Une fois encore, ce n’est pas tant la fiction qui fait écho à la réalité, que la réalité qui s’inspire des contes, dans un incessant va-et-vient. On sait que les contes ont une fonction, par une métaphore et la parabole, éducative, voire préventive : fillettes, méfiez-vous des loups trop polis. Ces fictions renvoient à un réel qu’on ne peut pas toujours nommer, ou pas de façon trop explicite. Mais aujourd’hui, il semblerait qu’on connaisse si bien les contes qu’on est frappé de les rencontrer de manière si crue sous la forme de faits divers, dans la vraie vie, mais comme faisant écho à ces histoires qui ont nourri notre imaginaire. On pourrait écrire un conte à partir du récit de mon roman, et il ne serait pas difficile de lui donner une dimension fantastique – comment un homme qui tue au couteau un berger allemand devient lui-même animal, comment l’animalité se révèle dans le livre, jusqu’à la fin, où c’est le chasseur Bergogne qui intervient. Toute cette symbolique du fusil de chasse, comme instrument de transformation du réel en univers symbolique, sans même parler, bien sûr, de La Belle et la Bête, qui sont un clin d’œil à la laideur supposé de Bergogne (il se compare à un ours au début du livre) et à la beauté de Marion.
Indéniablement, Histoires de la nuit s’offre comme une singularité dans le paysage littéraire français contemporain. Et, de fait, il semble que votre récit soit porté, comme Autour du monde, par une ambition qui appartient davantage à la littérature américaine, avec notamment Faulkner en tête dont résonne ici Le Hameau. Mais sans doute la littérature directement contemporaine américaine y joue un rôle encore plus prégnant comme David Foster Wallace, donné en exergue au récit : quels sont ainsi les influences littéraires de votre roman ?
Je fais partie d’une génération qui a été profondément marqué par la culture américaine : petits-enfants de ceux qui ont accueilli les Américains en grands vainqueurs de la deuxième guerre mondiale. Élevés avec le western du mardi soir en VF, présenté par Eddy Mitchell. Le cinéma américain, d’abord, avec son cinémascope et ses paysages, a tout emporté, et même les grimaces de De Funès ou les cascades de Belmondo ne faisaient pas tout à fait le poids, bien qu’on les aimait comme des membres de notre famille – ou peut-être même à cause de ça. La littérature américaine, je l’ai découverte assez tardivement : Faulkner en premier, Dos Passos, Flannery’O’Connor, et puis tous les autres, bien sûr, tellement nombreux jusqu’à Carver, Lucia Berlin. Mais aujourd’hui, à part Joyce Carol Oates dont je peux vraiment dire qu’elle m’a concrètement influencé (son usage des italiques, de certains motifs répétitifs, mais aussi son type de personnages féminins – on pourrait dire que la mère de Marion, par exemple, dans Histoires de la Nuit, est une cousine des grandes désespérées de Oates), je ne suis pas très porté ni vraiment enthousiasmé par ce qui s’écrit aux USA. Il y a des choses très bien, j’avais beaucoup aimé Trois fermiers s’en vont au bal, de Richard Powers, dont je lis régulièrement ce qu’il publie, comme j’ai beaucoup lu Russell Banks autrefois, j’aime beaucoup ce que j’ai lu de Daniel Mendelsohn, et j’aime l’amplitude que s’autorisent les auteurs américains, leur sens du récit, même si j’ai souvent l’occasion de m’agacer de la standardisation de leurs méthodes, de leurs procédés. David Foster Wallace, en mettant fin à ses jours, pour moi met fin aussi à l’ambition de la grande littérature américaine. Je ne veux pas donner trop d’interprétation à son suicide, mais il me semble que c’est quelque chose qui le dépasse et parle aussi de la littérature américaine, et peut-être marque-t-il par ce geste la fin d’une époque. Franzen n’est pas DeLillo, et autant j’aime dans le roman américain l’ambition, le travail quasi artisanal des auteurs, autant je trouve que tout ça a un côté « film du dimanche soir » qui s’est méchamment étriqué.
Ce qu’on pourrait dire aussi du cinéma : la mondialisation fait que l’hégémonie américaine n’est plus que commerciale avec les grosses machines, mais pour ce qui est de l’art, on peut trouver partout dans le monde de quoi s’étonner, s’émouvoir, réfléchir, et surtout renouveler l’idée qu’on se fait de la littérature. Ma vraie nourriture, aujourd’hui, je la trouve en Europe, chez les Espagnols Muñoz Molina, avec des livres comme Pleine Lune, le Royaume des Voix, ou surtout Dans la grande nuit des temps ; avec l’écriture si dense et alambiquée de Javier Marias ; au Portugal avec Antonio Lobo Antunes dont j’aime énormément l’art du détail, de l’image, sa puissance évocatrice et rythmique qui m’inspire beaucoup, sa capacité à injecter du dialogue dans une continuité que la parole vient déchirer et envahir par accumulations, digressions, pas de côté, proliférations. Il y a un auteur qui compte beaucoup pour moi, c’est le hongrois László Krasznahorkai. Cette ambition, cette démesure, on la trouve aussi chez Bolaño, dont j’aime la façon de faire respirer le réel entre ses lignes et de rendre cette matière du monde poreuse dans son écriture – même si celle-ci, à force de tout prendre sur le même pied descriptif, m’ennuie parfois un peu, il faut bien que je le reconnaisse.
Mais dans l’approche du réel et dans sa capacité à en faire une fiction, c’est bien un roman américain qui a compté pour moi, le De sang froid de Truman Capote, par sa violence, son prosaïsme, mais aussi et surtout par sa construction. Le 4321 de Paul Auster m’a aussi énormément plu dans son rapport à l’histoire et à la construction romanesque, et, ce qui est plus rare dans un roman américain, dans son écriture. Un de mes vieux fantasmes, je l’ai souvent dit, c’était un roman qui tiendrait de De sang froid et de l’écriture de Claude Simon. Quelque chose de Faulkner, si l’on veut faire une équation rapide, mais ce serait un peu trop simple : il faudrait y ajouter des livres fous comme ceux de McCarthy (je pense de plus en plus souvent à Un enfant de Dieu, l’une de ses premiers romans). Ce qui me parle très souvent dans la littérature américaine, c’est comment la folie destructrice sous-tend les rapports humains, comment la monstruosité est à l’œuvre, la puissance négative qui font que la catastrophe est toujours présente, en devenir, sous-jacente, ça, oui, c’est quelque chose qui me hante et que je retrouve dans la littérature américaine sans doute comme nulle part ailleurs (appelons ça l’effet Moby Dick grâce au fanatisme de Achab). La littérature américaine sonde quelque chose de l’homme qui m’inquiète, qui va jusqu’à la terreur, l’indicible monstre qui est en chacun de nous.
Pour finir, impossible de ne pas évoquer, image oblige, l’influence cinématographique dans l’écriture d’Histoires de la nuit. Dès les premières pages, et à mesure que le roman se déroule, le western, déjà présent dans Continuer, s’impose dans le huis clos qui se dessine, l’assaut donné par les rôdeurs et l’attente de la police ou de la cavalerie. Au western d’un John Ford vient cependant cette fois s’ajouter des thrillers absolument contemporains : on pense pour les personnages de gangsters à Tarantino mais aussi et surtout aux films de S. Craig Zahler, que ce soit le western de Bone Tomahawk ou la lenteur si tendue de Traîné sur le bitume. Quels sont ainsi les films et les genres qui vont influencé dans Histoires de la nuit ?
La Chevauchée des bannis, d’André de Toth, Les Visiteurs d’Elia Kazan, sont les deux premières sources de ce livre. Ce ne sont pas des films très connus, mais ils appartiennent tous les deux au genre du home invasion movie. Le premier est un western qu’on pourrait dire de série B, ce n’est bien sûr pas du John Ford, mais il y a dans la puissance oppressive du film, dans son étrange façon d’épurer les lieux, de vider les décors, quelque chose qui en fait un objet très à part. Le chef des sept bandits est un personnage complexe qui est blessé. Il a du mal à tenir ses hommes, et c’est pour cette raison qu’on assiste notamment au débordement dans le saloon, scène dont je me suis beaucoup inspiré pour la scène avec la chanson de Léo Ferré. Le film d’Élia Kazan, Les Visiteurs a encore davantage compté pour moi, au-delà même d’Histoires de la nuit. Quand il le tourne, Kazan a 63 ans, c’est un film écrit par son fils à partir d’un fait divers (deux GI reviennent se venger d’un des leurs qui les a dénoncés après le viol d’une jeune vietnamienne pendant la guerre). Film tourné en 16 mm chez lui, Kazan tourne avec des acteurs alors totalement inconnus (c’est le premier film où joue James Woods), avec une équipe ultra réduite (cinq personnes !), c’est son avant dernier film, un film anti-studio, qui va vraiment où ça fait mal. Je ne m’en souvenais pas, mais en relisant des notes sur le film, je m’aperçois que les deux GI tuent le chien de la voisine… Ce qui m’avait d’ailleurs suffisamment marqué je pense, parce que dans Des Hommes, il y a aussi cette scène où Feu de bois massacre un chien, chez Chefraoui. C’est comme ça, il y a des images qui s’immiscent, grandissent en vous, s’imprègnent avec une telle puissance qu’elles ressortent à votre insu, comme si elles étaient l’expression d’un motif très personnel qui ne demandait qu’elles pour se révéler à vous-même. C’est ce que je crois des influences : que ce sont des révélations de ce que vous devez faire, de ce qui ne fait qu’attendre en vous, avant de se lever. Comme si, en voyant un film comme Les Visiteurs ou La Chevauchée des Bannis, il y avait quelque chose de mes livres qui tentaient de se faire reconnaître à mes propres yeux. Le cinéma est de ce point de vue une source très stimulante, toujours féconde.
Johan Faerber
Diacritik du 3 septembre 2020
Politis
3 septembre 2020
Dans une langue ample et puissante, Laurent Mauvignier met en scène un thriller singulier, fort en suspense et en humanité.
Le nouveau roman de Laurent Mauvignier, est le titre d’un album, appartenant à la petite Ida, qui rassemble des contes pour enfants censés faire peur. Mais celui que lui lit sa mère, Marion, ce soir-là, où il est question d’un chien fidèle à son maître au-delà du meurtre de celui-ci, ne l’effraie pas. Ida est émue par l’animal.
Nul hasard, bien sûr, dans le fait que ce soit aussi le titre du roman (sans l’article défini). Avec Histoires de la nuit, Laurent Mauvignier s’illustre dans un genre nouveau pour lui : le thriller. D’un type particulier, est-il besoin de le préciser, de la part d’un écrivain qui aime à transgresser les archétypes, à l’image de son roman précédent, Continuer, où le récit d’aventure croisait l’intime et le politique.
Histoires de la nuit a lui aussi la double qualité de donner potentiellement des frissons ainsi que de toucher le lecteur quand il ne s’y attend pas. La situation est simple : dans un hameau perdu en pleine campagne, au lieu-dit L’Écart des Trois Filles Seules, où vivent Ida, Marion et son mari, Patrice, ainsi que, dans la maison voisine, Christine, une artiste peintre vieillissante, trois hommes – trois frères – surgissent avec des intentions mauvaises.
Sur l’intrigue, il faudrait pouvoir en dire le moins possible. Parce que le suspense qui la fond procure un plaisir incontestable – et constitue une raison évidente à ce que les 630 pages du volume défilent sous nos yeux à vitesse grand V. On sent chez Laurent Mauvignier le goût du feuilleton qui tient le lecteur en haleine, chaque fin de chapitre suggérant une action à venir grave ou déterminante, tandis que le récit se déroule alternativement dans l’une ou l’autre maison, ce qui multiplie par deux l’attente de ce qui va suivre.
Particularité notable de cette narration à suspense : elle est singulièrement étirée. L’action du livre se déroule pourtant sur vingt-quatre heures, et les moments les plus dramatiques sur quelques heures seulement. Le texte contient une allusion à cette forme distendue : « Alors ce qui se passe va très vite, et c’est comme si seulement un très long ralenti pouvait le rendre visible. » Histoires de la nuit a ainsi des allures de thriller- spaghetti (comme on parlait de western-spaghetti). Ici sans intention parodique. Au contraire, cet étirement du temps, qui passe par une écriture plus ample, plus fluviale encore qu’à l’accoutumée chez Mauvignier, rehausse la tension générale. Chaque phrase contient elle-même l’incertitude de son déploiement, de son devenir. Les plus intenses déroulent un monde qu’a priori on ne soupçonnait pas. Toutes sont chargées du poids de l’imprévisible destinée.
Il y a là un couple mal apparié : Patrice l’agriculteur, mari un peu rustre mais au grand cœur tenu à distance par Marion, sa femme, belle et de fort caractère, qui travaille dans une imprimerie, s’adonnant au karaoké tous les vendredis soir avec deux copines de boulot ; la petite Ida, qui a « l’âge de savoir » ; et Christine, coupée volontairement de toute vie sociale, n’existant que pour son art, éprouvant toutefois un sentiment presque maternel pour Patrice et une profonde tendresse envers l’enfant.
Le premier tiers du livre leur est consacré. Peu à peu, le lecteur fait plus intimement connaissance avec eux, qui prennent de l’épaisseur par le biais de monologues intérieurs. On apprend ainsi la méfiance qu’inspire Marion à Christine, dont le tableau en cours est une mystérieuse femme nue et rouge, dont « l’âge laissait apparaître plusieurs époques d’une seule vie dans une seule image ». On entend la frustration de Patrice, qui a toujours été pris de haut par quiconque, sauf par les animaux de la ferme. On subodore le passé trouble de Marion, qui vient « d’un monde où les mots travaillent à se faire aussi laids et triviaux que la réalité dans laquelle ils nagent ». Tous ont une même idée en tête : le prochain dîner doit être une fête, c’est l’anniversaire de Marion, qui a 40 ans !
Alors surgissent les trois frères maléfiques. D’autres que Laurent Mauvignier en auraient fait des monstres désincarnés, des tortionnaires à la Haneke (Funny Games), des abstractions plus que de vrais personnages. L’auteur au contraire leur insuffle une présence, et même une humanité. Il crédite Denis, le cerveau, plus âgé que les deux autres, Christophe, le pragmatique, et le dénommé le Bègue, le plus jeune, d’une biographie et d’une histoire familiale. Christophe et le Bègue sont sous l’emprise de leur aîné – l’emprise, une notion centrale dans Histoires de la nuit, dont Mauvignier éclaire toutes les facettes, même si le mot n’apparaît jamais –, le premier s’étant particulièrement occupé de son frère cadet, psychiquement fragile et rejeté par leurs parents. Au gré d’un subtil glissement, ils passent un temps sur le devant de la scène du roman. Le lecteur n’approuvera jamais ce à quoi ils se livrent, mais il peut en comprendre les ressorts, les motivations.
C’est l’apanage de la littérature, quand un écrivain ne se transforme pas en juge pour complaire à l’air du temps. D’autant que Laurent Mauvignier ne sous-estime pas la violence des situations qu’il met en scène. Une violence non démonstrative, mais sourde, affleurante et tentaculaire. Une violence qui puise sa source dans les ruines des enfances tourmentées, des mauvais départs dans l’existence. « Est-ce qu’elles ont une idée de ce que c’est, la terreur, quand l’idée de la peur la fait doucement rire, parce qu’avec la peur il y a toujours l’idée qu’on peut s’en sortir… » Histoires de la nuit n’est pas un conte pour enfants, mais on tremble à le lire en espérant que le jour revienne.
Christophe Kantcheff
Politis, 3 septembre 2020
Diacritik
3 septembre 2020
Découvrir Laurent Mauvignier avec ses « Histoires de la nuit »
C'est la lecture d’Après la littérature de Johan Faerber qui m’a donné envie, avec beaucoup de retard (il arrive qu’on soit en avance, mais le plus souvent on est en retard – être à l’heure n’étant pas dans nos préoccupations), de me procurer les romans de Laurent Mauvignier, considérés tout d’abord avec méfiance, sans savoir pourquoi, peut-être simplement par bêtise, parce qu’il reste quelque part dans la tête de qui fut jeune et passionné lecteur du Nouveau Roman l’idée que la période glorieuse des Éditions de Minuit est achevée depuis longtemps…
Ce qui est faux, et même archi-faux, puisque, comme tant d’autres, j’attends, souvent avec impatience, les livres nouveaux d’Eugène Savitzkaya, de Tanguy Viel ou de Jean Echenoz, voire d’Éric Chevillard ou de Jean-Philippe Toussaint, lus eux-aussi avec un certain retard, ce qui fait qu’il m’en reste un certain nombre à dévorer avant que d’aborder leurs derniers opus ; ou appréciés plus récemment, à parution pour une fois, comme les quatre premiers livres de Julia Deck ; sans oublier – bien au contraire – ces formidables auteurs de passage que furent François Bon, Antoine Volodine, Marie Redonnet ou Marie N’Diaye, avant qu’ils n’aillent poursuivre leur chemin chez d’autres éditeurs – pour ne citer que des noms d’écrivains de la période d’après le Nouveau Roman qui se trouvent en bonne place dans ma bibliothèque. Mais le bonheur, c’est simple comme jeter aux orties certains préjugés encombrants, donc d’entreprendre, par exemple, la lecture d’Histoires de la nuit, certes avec un peu d’appréhension, ne serait-ce que parce qu’il s’agit d’un volume particulièrement épais (dans les 630 pages, chacune étant composée de 29 lignes d’une bonne cinquantaine de signes en moyenne, espaces comprises), mais sans se soucier de ne rien connaître, ou si peu, de leur auteur : y plongeant directement, avec l’idée très simple qu’on verra bien ; et tant pis si l’attention retombe, d’autres livres étant disponibles à proximité, en attente d’être ouverts… On ne manquera pas de lecture…
Eh bien, ce livre m’a pris comme rarement, impossible de l’abandonner, de relâcher la tension, sinon le temps des obligations inévitables du quotidien – ça faisait un moment que ça ne m’était pas arrivé, en ces temps où je me surprends parfois à fredonner sur un air de chanson idiote : comme c’est ennuyeux de vieillir, on devient blasé, on ne se laisse plus prendre par rien, sauf par ce qui ironise le fait de vouloir nous prendre, soit par la main (ce qui est toujours douteux), soit aux tripes (ce qui est tout aussi douteux). Non, là on se trouve pris, presque malgré nous, par quelque chose de très prégnant, de sensible, qui a peut-être trait, avant tout, à la question du rythme : on est entraîné par la mise en œuvre particulièrement maîtrisée, et de plus assez rusée, mais sans rouerie, d’un véritable sens de l’attente, d’une stratégie efficace de la lenteur, en variant l’usage d’innombrables manières, toutes spécifiquement littéraires : les événements ne se précipitent pas – enfin pas trop – et du coup on se surprend à différer notre besoin de résolution (au point d’espérer qu’il n’y en ait pas : que le final restera suspendu). Le contraire d’un polar classique, même s’il y a de ça, car on ne saurait décréter que ce roman n’est pas de genre, même si probablement déceptif pour certains amateurs (non, ce n’est pas un scénario pour un nième home invasion movie – ni même un scénario tout court, car bien trop riche pour devenir manière d’un long métrage standard).
J’apprends, en découvrant l’entretien mené par Johan Faerber pour Diacritik, que Mauvignier s’est donné quelques contraintes, dont la longueur, à peu près égale, des chapitres (une dizaine de pages en moyenne – dit-il ; il y en a 46, soit 23 x 2 – les derniers mots du chapitre 23 étant “on dirait qu’on t’attend” ; et les premiers du 24 : “Vous êtes qui ? Qu’est-ce que vous voulez ?”). Très sensible à ce genre de contraintes, je m’en étais vite rendu compte, ce qui m’a conduit, en écho, à m’en donner moi-même, lisant par suites de 3 ou 4 chapitres (ni plus, ni moins), à divers moments de la journée, ce qui m’a demandé à peine quatre jours pour dévorer la totalité – j’en connais, autour de moi, qui ont mis moins de deux jours, c’est dire si cette histoire est addictive. Est-ce important de noter cela ? Je l’ignore, mais ça signifie au moins une chose : le tempo de lecture est essentiel, ainsi que la manière de l’interrompre, ponctuellement. Je me souviens d’une lecture sans précipitation et néanmoins haletante. On se trouvait parfois essoufflé après une session, surtout quand il ne se passait quasiment rien – du moins rien qui ne fasse clairement avancer la narration.
Petite remarque au passage sur le “s” du titre, Histoires de la nuit, qui est aussi celui d’un livre pour enfants, composé de plusieurs brefs récits ou contes – histoires de sorcières ou de vampires, “parfois un peu effrayantes”, qui “s’immiscent secrètement” dans les rêves – que Marion, un des personnages principaux de ces Histoires, lit le soir à sa fille Ida : doit-on imaginer, dès l’incipit, que plusieurs récits vont s’entrecroiser ? Ou qu’une même histoire devra être interprétée d’autant de manières qu’il y a de personnages dont on suit non seulement les faits et gestes, mais aussi la vie intérieure ? Bref, ce récit, si bien ficelé, voire implacable (certains n’hésiteront pas à parler de “tour de force”), qui prend progressivement la forme d’un huis-clos, est probablement plus ouvert qu’on ne saurait le croire, à se faire piéger par la force d’entraînement qu’il génère.
Bien entendu, il est interdit de raconter, même de manière rudimentaire, ce qui se trame dans cette histoire, le mieux étant finalement de ne rien dévoiler, les sept lignes imprimées en 4e de couverture devant suffire à nous mettre l’eau à la bouche : “Il ne reste presque plus rien à La Bassée : un bourg et quelques hameaux, dont celui qu’occupent Bergogne, sa femme Marion et leur fille Ida, ainsi qu’une voisine, Christine, une artiste installée ici depuis des années. / On s’active, on se prépare pour l’anniversaire de Marion, dont on va fêter les quarante ans. Mais alors que la fête se profile, des inconnus rôdent autour de la maison”. On peut quand même dévoiler un nom de lieu : “L’écart des trois filles seules” (comme l’énonce Laurent Mauvignier dans son entretien avec Johan Faerber) qui donne à entendre que, d’une part, le hameau est à l’écart ; que, d’autre part, y vivent trois filles ; et qu’enfin y règne la solitude relative à ces lieux auxquels personne ne prête attention. J’écris ces lignes dans les hauteurs d’une petite ville de banlieue parisienne, à l’endroit même où, jadis, le lieu-dit auquel la maison où je réside est attachée se nommait “La femme sans tête”. Mauvignier joue avec les noms – ne serait-ce que ceux des personnages qui sont essentiellement des prénoms (celui de Bergogne étant Patrice) – et brillamment. Il joue aussi avec les nombres : “3”, par exemple – les “rôdeurs” étant trois en effet, comme les filles : la gamine, la quadragénaire et la vieille dame. Trois rôdeurs contre trois filles, la lutte est inégale, à moins que Bergogne… (mais on se doute, avant même de commencer à lire, que cet homme sera pour le moins faillible, sinon à quoi bon ?) Une chose que l’on peut cependant dévoiler sans dommage, c’est que Christine, la plus âgée, est peintre. L’auteur la “verrait bien comme une sorcière aux cheveux orange, dont la peinture serait comme un acte de magie” – magie des plus concrètes, issue d’un travail inlassablement en reprise de recouvrement, d’effacement, d’élargissement et de condensation de l’espace-temps, de prolifération des signes et d’élagage – la création ne se faisant pas sans repentirs – qui est aussi celui de la fiction (comme pour la peinture, avant tout passage à l’acte). Je note que, s’il est exact que j’ignore à peu près tout de la biographie de l’auteur d’Histoires de la nuit, j’ai quand même enregistré qu’il a fait des études d’arts plastiques, ce qui fait que, même s’il a dû probablement remiser les outils des pratiques auxquelles il s’est essayé (mais lesquelles ?), il doit lui en rester quelque chose de très précieux, à savoir l’art et la manière de rendre visible, par le langage.
D’où l’importance des lieux, des objets, rendus avec précision, avec un grand sens du détail, comme procédant de dessins tracés au scalpel (les armes blanches, les lames, ont un grand rôle dans cette histoire). Je dis bien dessin, car même si un des personnages peint, ce livre semble assez peu en couleurs – pour l’essentiel plutôt en bichromie, noir et rouge (notons que le nom de l’auteur recèle deux couleurs : l’or et le mauve). Importance aussi du son – des voix, des bruits et des silences. Il y a comme déjà dit la lenteur, l’attente, parfois interminable, mais jamais creuse (toujours animée, même si par trois fois rien) ; l’accumulation des non-dits que le langage retranscrit – ou rend d’autant plus sensible qu’il semble en différer la formulation – sans leur accorder de particularité typographique (comme chez le Claude Simon d’Histoire) ; l’intériorisation incessante de ce que les protagonistes du drame ressentent ; une violence sourde, retenue ; avec çà et là de belles fulgurances qui ponctuent ces moments où l’on se retrouve d’autant plus seul qu’on est plus d’un ou plus d’une à partager cette solitude où tout semble absorbé par la nuit : comme si tant les êtres que les choses étaient aspirés par un somptueux noir d’encre.
D’Histoires la nuit, Laurent Mauvignier dit : ce livre “prend acte de mon incapacité à produire de l’extérieur. Tous mes livres sont des huis-clos, tous parlent de l’enfermement : Continuer retire les murs, Histoires de la nuit les remet. Il prend acte que même dans les montagnes, même dans le monde extérieur, je parle de huis-clos.” On l’aura compris, ces personnages, à peine leur a-t-on donné un nom, un prénom, un métier, un lieu habitation, une filiation, une relation de couple, bref les éléments classiques constitutifs d’une histoire romanesque, qu’on se dit qu’il va leur arriver des bricoles, on tremble pour eux, d’autant plus qu’il y a une petite fille, et aussi une vieille dame, donc des êtres fragiles, que ce n’est pas possible, que ça va forcément mal finir cette histoire, on ne sait pas encore de quelle manière, mais, dès l’incipit (“Elle le regarde par la fenêtre…”), on en est persuadés. Le noir nous va si bien, à nous lecteurs, non la tragédie (en est-ce une ? Mauvignier nous dit que non), mais simplement : vivre en un tel monde, le nôtre, atrocement banal, même situé à l’écart, c’est suivre un mouvement ne cessant de glisser vers le sombre, surtout en période de fête (un anniversaire par exemple).
Dans un entretien, hélas peu roboratif, donné aux Inrocks, Mauvignier donne néanmoins quelques précieuses indications. En réponse à une question prévisible (mais cependant utile) : “La fin, terrible, était-elle prévue dès le départ ?”, il répond : “Absolument pas, et elle est pour moi surprenante, parce que je me suis aperçu qu’elle est liée à des choses extrêmement personnelles comme la mort de mon père. C’est étrange, vous pensez écrire un roman de genre et vous retrouvez avec un texte qui parle de vous. C’est en cela que j’aime la fiction, elle me conduit à regarder la réalité.” En face ? Ou par le truchement de divers transformateurs ? Dont le lecteur qui n’est pas le dernier à y mettre du sien… C’est d’ailleurs pour cela qu’il ne faut rien lui souffler d’avance à l’oreille, pour le laisser libre de frayer dans cette généreuse matière, à sa guise et au bon tempo (qui est en premier lieu le sien, même si, comme on le sait, tout livre vraiment écrit impose ses propres tempi). Histoires de la nuit parle aussi de nous, non parce que ce serait, comme l’insinuent certains prescripteurs, un roman empreint de sociologisme (mais quelle idée, certes en pure conformité avec l’air du temps !), mais par sa justesse, notamment de ton, l’auteur ne venant pas de n’importe où – et peu importe qu’on le sache ou non, on sent à chaque page que Laurent Mauvignier a vécu, ne serait-ce qu’en rêve, au hameau des trois filles seules, qu’il y a certaines racines, même s’il ne peut le saisir (le ressentir) qu’en écrivant, et notamment dans les moments d’attente de l’écriture, quand l’auteur s’apprête à se saisir d’une gomme, plutôt que d’une plume.
Curieuse démarche que d’écrire ces quelques lignes à propos d’un livre dont on ne peut en aucune manière dévoiler l’histoire, même si, le succès venant (qui serait fort mérité), on échangera d’ici peu à son sujet entre bons connaisseurs de ce qui en compose la très particulière saveur. Alfred Hitchcock avait interdit aux spectateurs d’entrer dans les salles une fois le générique de Psycho commencé – et recommandé de ne rien dévoiler, tant dans la presse et les médias que dans les conversations entre amis. Aujourd’hui tout le monde ou presque connaît ce film par cœur. En sera-t-il de même pour Histoires de la nuit ? Même si, contrairement au film d’Hitchcock où une explication finale clôt l’affaire, ce qui est bien dommage, ce livre nous laisse, malgré quelques indices, dépourvus d’une quelconque résolution. Mauvignier a-t-il lui-même une idée claire de la suite de l’histoire, au lendemain du drame ? Pas sûr. Certains d’entre nous en ont une parce qu’ils l’ont rêvée. Mais, comme souvent, ils l’ont aussitôt oubliée. Ce que je sais, c’est qu’Histoires de la nuit trouvera des lecteurs enthousiastes et que cette petite lecture n’aura eu d’autre sens que d’inciter le fureteur de passage à se procurer au plus vite ce livre. Ce que j’ignore encore, c’est si nous le relirons – et comment. En attendant, je suis impatient d’enfin découvrir les opus précédents (probablement en inversant la chronologie de parution – mais rien n’est encore décidé). Le retard a du bon : les longues nuits d’attente que cette pandémie qui nous retient à domicile – en huis-clos avec nos lectures ? – bien davantage que de coutume soit neutralisée (en attendant la prochaine ?) sont, en ce qui me concerne, d’ores et déjà programmées.
Christian Rosset
Diacritik du 3 septembre 2020
Le Soir
5/6 septembre 2020
Quand un anniversaire dérape.
Dans « Histoires de la nuit », Laurent Mauvignier déplie avec soin le temps d’une journée et d’une soirée pleine des ombres du passé.
maginons l’improbable première étape d’un Tour de France qui débuterait à la fin du mois d’août, dans la région ensoleillée de Nice, les coureurs lancés sur la surface plane d’un revêtement impeccable, jusqu’à ce qu’une pluie soudaine provoque l’affleurement des hydrocarbures noyés dans la masse du bitume, transforme celui-ci en patinoire et le spectacle en jeu de quilles. Le scénario est invraisemblable, mais pourquoi pas, puisque rien ne se passe jamais comme prévu ?
On en va ainsi de la journée et surtout de la soirée qui occupent le nouveau roman de Laurent Mauvig:nier, Histoires de la nuit. Un livre épais qui prend le temps de s'attarder sur les heures, parfois les minutes et les secondes pendant lesquelles des destins vont basculer. Pas à cause de la pluie, L'élément perturbateur dévoile un passé sur lequel personne ne s'était jamais posé les vraies questions alors qu'il aurait pu y en avoir tant, et provoque une succession d'événements tragiques dans la tension d'un thriller bien ficelé. Mais pas que, Il n'empêche que la structure du récit interdit d'en dire trop sous peine de gâcher le plaisir. Avançons donc avec au-tant de précautions qu'en met l'auteur à distiller ]es éléments de réponse. Même s'il lui arrive, à de rares occasions, d'anticiper ce qui va se produire - une manière de briser le rythme de la narration.
Au fond, la vie n'est pas si mauvaise
Aujourd'hui, Marion a quarante ans. Patrice Bergogne, son mari très amoureux, rna1 payé en retour, organise 1a fête, pour elle et leur petite fille, Ida. Ils ne seront pas très nombreux au cœur de leur hameau dépeuplé de La Bassée. Trois maisons, dont l'une, à vendre, ne trouve pas d'acquéreur tandis que dans l'autre s'est installée Christine, une artiste peintre qui cherchait un endroit où se poser après une vie amoureuse aussi lointaine que le fut sa carrière commerciale. Bergogne, comme elle l'appelle, l'accompagne quand elle doit faire une démarche, comme à la gendarmerie où Christine se rend pour signaler la réception d'une lettre anonyme désagréable, menaçante. Entre Christine et Marion règne une mutuelle méfiance. La première se demande ce que cache l'absence de passé de la seconde qui, peut-être, craint la curiosité de sa voisine. Quant à Ida, elle grandit tranquillement entre ses parents et « Tatie Christine». Au fond, la vie n'est pas si mauvaise.
Même si Marion doit affronter, ce jour-]à, une réunion houleuse à l'imprimerie où elle travaille : entre son patron et le chef de projet qui, faute d'avoir réussi à la séduire, la charge de toutes les fautes, elle a un combat à mener dont elle sortira dans l'euphorie de sa victoire.
Même si Patrice, parti en ville acheter les ingrédients du repas, en a profité pour aller « aux putes», comme il le ressasse ensuite, conscient de ne s'être pas comporté exactement comme i1 aurait dû mais aussi convaincu qu'il a besoin de ce que Marion ne lui donne pas. Patrice a parfois « la sensation d'être exclu, surnuméraire, peut-être déjà oublié ou inutile». Pas tant que cela, comme la suite le montrera ...
A la manière d'un peintre
Laurent Mauvignier dép1ie avec lenteur la trame de ce qui se prépare, un peu à la manière de Christine quand elle travaille sur une toile: « A chaque fois, on peint un tableau pour connaître le tableau qu'on veut peindre, on peut pas le savoir avant, moi je ne peux pas ...» Probablement l'écrivain en sait-il néanmoins davantage que son personnage, à moins qu'il ait pensé plusieurs fois, comme d'autres le pensent dans le roman, qu'i1 vaut mieux ne rien savoir et laisser l'ombre dans l'ombre.
Le titre du livre, Histoires de la nuit, est aussi celui de l'ouvrage où Marion puise ]es histoires qu'elle lit à Ida avant que la fillette s'endorme - « Celles-ci sont parfois un peu effrayantes, c'est vrai, toutes ne sont pas à destination d'une fillette de son âge». Mais Ida aime le rituel, et d'être rassurée, malgré les peurs dont elle sait qu'elles viendront ensuite, par ce dialogue chuchoté entre e11e et sa mère, qui se termine par un conseil, au cas où i1 y aurait un dragon ; « Les dragons, tu leur casses les dents.»
Gardons cela à l'esprit, i1 se peut que nous en ayons besoin plus loin quand nous serons, avec Ida et les autres, face à ce qui arrive et qui n'aurait jamais dû arriver, dans une soirée d'anniversaire gâchée pour ses participants annoncés, mais dont la ténébreuse lenteur, emplie de craintes de plus en plus intenses, ravit à la lecture.
Pierre Maury
Le Soir, 5/6 septembre 2020
En attendant Nadeau
9 septembre 2020
Histoires de la nuit de Laurent Mauvignier renouvelle l’univers d’un écrivain majeur, tout en assumant une esthétique et une forme romanesque très fortes. La quasi-totalité du roman se déroule dans un cadre épuré, tragique par son minimalisme, un décor isolé, au bord de l’effritement.
On est dans un hameau, près de La Bassée, l’un de ces bouts de villages qui périclitent aux marges des marges de nos campagnes. Ce n’est presque rien, trois maisons presque perdues, loin de tout. Il y a la ferme de Bergogne, rejeton d’une ancienne famille paysanne qui s’obstine à faire tourner l’exploitation, la maison de Christine, qui approche de soixante-dix ans, artiste peintre installée là depuis vingt ans, après son divorce, et une troisième maison, vide et à vendre. La Bassée est un lieu familier aux lecteurs de Mauvignier : Jeff, l’un des personnages de Dans la foule (Minuit, 2006), en venait et c’est là que se déroule le drame Des hommes (Minuit, 2009).
La trame est d’une grande simplicité. Alors que Christine reçoit d’étranges lettres de menaces, Bergogne – avec sa fille Ida et leur voisine – prépare une soirée d’anniversaire pour les quarante ans de sa femme, Marion, qui travaille dans une imprimerie locale. Plus la journée avance, plus l’ambiance s’alourdit, jusqu’à l’irruption de trois hommes qui les séquestrent pendant toute une nuit. On n’en dira pas plus car il faut laisser à ce crescendo dramatique toute sa puissance. Tout le récit est ainsi porté par « le mystère de leur présence, ou de la violence de cette présence », obéissant à une tension de plus en plus aiguë, par le report de son explication, comme dans un thriller, par un malaise qui contamine tout, avalant la masse compacte de ce que raconte le livre et qui déborde toujours de ce cadre dramatique.
C’est le premier effet de surprise qui saisira le lecteur, ce choix d’écriture, l’inscription dans un genre, les emprunts divers à une dramaturgie romanesque, cette tonalité particulière que l’on n’attend pas et que Mauvignier n’impose, avec une grande habileté, qu’au bout d’un certain temps, laissant croire que son roman parle d’autre chose, de la vie quotidienne dans les campagnes, des habitudes domestiques, de petits événements insignifiants. Mais on n’est pas simplement dans une sociologie, une analyse des sentiments ou des perceptions de personnages qui semblent subir une vie un peu lâche et qui s’abiment dans une routine que vient troubler cet anniversaire, les quarante ans de Marion, ce qui se joue d’un couple qui vacille, d’une vie qui s’embourbe un peu. On a souvent l’impression d’être dans un film de Claude Chabrol et on pense tout autant aux pages des faits divers des journaux de province qu’à La cérémonie avec Isabelle Huppert et Sandrine Bonnaire…
Car ce qui intéresse le romancier, ce n’est pas strictement la situation, ou la manière dont il la met en scène dans le cadre de la fiction, s’appropriant des moyens ou des codes qui lui sont peu coutumiers, mais ce que sa méthode d’écriture peut gagner en s’y confrontant. On retrouve en effet dans ce gros livre – jamais Mauvignier n’avait écrit un texte aussi long (et, comme Dans la foule ou Autour du monde, l’ampleur du récit en augmente singulièrement la valeur) – la patte d’un écrivain, les circonlocutions d’une écriture, sa manière d’encercler par le langage des situations ou des sentiments, sa précision. Comme dans ses autres récits, tout procède d’une augmentation, d’une élongation du récit, de la phrase, d’une dilatation en quelque sorte d’une matière romanesque somme toute assez simple. C’est ce qui déborde l’événement qui compte chez Mauvignier, ce qui excède l’évidence du récit, ce qui se déploie à partir d’un événement plutôt que cet événement lui-même. Sentiment accru dans Histoires de la nuit par ce jeu sur le genre qui accentue la force et la radicalité d’une démarche romanesque.
Tous les thèmes qui obsèdent Mauvignier depuis une vingtaine d’années sont là – l’angoisse de la provenance, la mémoire, le passé qui encombre, la violence sociale, la culpabilité, les rapports conjugaux qui se détraquent, la complexité des liens familiaux, les secrets de famille, la perte, les troubles de l’identité, les angoisses de la création, de la transmission, la responsabilité morale dans le champ intime, le surgissement d’une violence extrême… Ils se rejouent d’une manière accentuée, comme si le procédé littéraire neuf en augmentait la portée, les inscrivait dans une démarche encore plus nette. Au-delà d’un roman fort réussi, très bien ouvragé, Histoires de la nuit procède quasiment d’une déclaration esthétique. C’est que le roman, par la dilatation du récit qu’il met en œuvre, par les rebours que son ampleur permet, par la simplicité de sa trame narrative – il faut dire qu’on est surpris à plusieurs reprises dans la progression du récit alors qu’on se dit que tout y est d’une logique implacable, comme on sursaute dans un film d’épouvante –, aiguise des moyens littéraires et permet d’instaurer et de mettre au jour une méthode d’écriture en même temps qu’un certain rapport à la fiction.
Mauvignier fait quelque chose de rare dans la production romanesque francophone contemporaine : il promeut une esthétique, une écriture, une réflexion sur les moyens de la fiction. Rien n’est direct chez Mauvignier. Tous les discours qui se déploient passent dans un filtre, tout se déporte, se reconfigure dans quelque chose d’autre. Discours dans le discours, dispersion, reprises, échos, tous les éléments du récit en font jouer d’autres, comme si ce qui comptait était seulement l’épaisseur de la matière romanesque. L’écrivain élabore ainsi une fiction de grande ampleur à partir de presque rien, se plongeant successivement dans l’intériorité de personnages qui perçoivent chacun différemment les mêmes événements, logeant chaque élément du récit comme une pièce de puzzle qui vient s’enchâsser dans une autre pièce, déportant les discours de manière à encercler un sujet, le circonscrire, le fouiller à l’extrême, l’épuiser – on notera son ahurissante habileté dans sa façon de manipuler les discours intériorisés, narrativisés ou indirects pour dynamiser le récit. On passe ainsi du présent décrit avec un hyper-réalisme frappant au passé qui vient s’y loger, y trouver des marques ou des appuis, faisant de leur confrontation permanente l’espace d’exploration d’une psychologie dispersée, intime et collective en même temps.
Disons-le clairement, Mauvignier réaffirme en quelque sorte les principes du Nouveau Roman en les déplaçant, proposant ainsi un rapport idéologique du roman avec le réel. Simplement, il n’applique pas ces moyens, ces méthodes, sa volonté d’exploration et d’épuisement, à la réalité, aux choses, aux objets, aux formes sociales, mais aux sentiments, aux états d’âme, à la psychologie. Si son écriture, d’une ampleur considérable, par ses rebours, sa dilatation, ses traits ou ses habitus, rappelle, voire imite, celle de Claude Simon d’une manière plus qu’évidente, c’est pour en réactiver les principes, pour en réordonner les moyens, dans le champ d’un contemporain qui se recentre sur le sujet intime et doit se débrouiller du fléau de la psychologie dans le champ romanesque. C’est que le roman, par-delà sa trame ou sa ponctualité, doit dire quelque chose du monde. Quelque chose qui excède sa particularité en quelque sorte.
Car ce qui compte n’est pas d’exprimer quelque chose du contemporain mais d’en explorer l’épaisseur, de trouver une forme qui prenne en charge les relations complexes, souvent insaisissables, que les êtres, individuellement et collectivement, entretiennent avec la réalité et ce qui se joue d’elle en eux. Ce qui compte alors est la composition de cette forme, son affirmation. Le romancier doit ainsi se débrouiller d’un système de signes, d’un appareil de discours, pour dire le trouble qui l’obsède, pour mettre en scène une pluralité de récits et de discours. Pour, dans un même mouvement, dire la difficulté existentielle de ses personnages – leurs troubles, leurs errances intérieures, leurs dérives, leurs souffrances, leurs sursauts, l’humiliation à être en quelque sorte – et réfléchir, en profondeur, le processus et la forme esthétique qui font du livre une réflexion sur la création elle-même, ses moyens, ce qu’elle implique vraiment. C’est une entreprise considérable, nécessaire, peu courante, admirable.
Hugo Pradelle
En attendant Nadeau, 9 septembre 2020
Le Monde
9 septembre 2020
« Histoires de la nuit » : trembler avec Laurent Mauvignier
Huis clos dans un hameau isolé : l’heure de solder les comptes a sonné. L’écrivain signe un admirable roman, thriller sans action (ou si peu) au suspense purement littéraire.
A l’une de ses plus récentes pièces de théâtre, en 2016, Laurent Mauvignier a donné pour titre Une légère blessure (Minuit, comme tous ses livres). La fin du monologue de son héroïne révélait, sous les couches et les couches de langage qu’elle déversait, le secret d’une meurtrissure n’ayant rien de superficiel. A quoi d’autre aurait-on pu s’attendre ? Dans le lexique de Laurent Mauvignier, « une légère blessure » fait figure d’oxymore, tant celles qui entaillent les corps et surtout les âmes de ses personnages sont profondes, la douleur qui les accompagne lancinante. Même quand elles semblent cicatrisées, il suffit d’un rien pour que les sutures craquent, que les anciennes plaies se remettent à saigner. Prenez Patrice Bergogne, dans son nouveau roman, Histoires de la nuit. La seule perspective d’entendre, à l’étage de leur maison, sa femme, Marion, et leur petite fille, Ida, discuter, réactive une souffrance ancienne : « Quelque chose le blessera, il les entendra rire toutes les deux, quelque chose le renverra à un sentiment lointain, perdu dans les brumes de son enfance, la sensation d’être exclu, surnuméraire, peut-être déjà oublié ou inutile. »
Dès la première phrase
Cette sensation, les personnages de Laurent Mauvignier l’ont en partage, de Loin d’eux (1999) à Continuer (2016), en passant par Des hommes (2009) ou Ce que j’appelle oubli (2011). Elle est particulièrement prégnante dans l’admirable Histoires de la nuit : tous ses protagonistes, d’une incroyable épaisseur, estiment avoir été humiliés et veulent se faire justice, « solder les comptes, coûte que coûte ». De la nature des comptes en question, il faut dire le moins possible, pour préserver intacte la découverte du lecteur, que la tension saisit dès la première phrase (et ses trente lignes éblouissantes) sans faiblir sur plus de 600 pages.
Tout juste peut-on divulguer qu’il s’agit, comme presque toujours chez l’auteur d’Apprendre à finir (2000), d’un huis clos. Il se déroule au village de La Bassée (Laurent Mauvignier fait partie des auteurs ayant œuvré au retour de la ruralité dans le roman français, lire le dossier pages 6-7), dans le hameau dit de « L’Ecart des trois filles », qui se résume à trois maisons dont l’une est inoccupée. L’une des deux autres est habitée par Christine, une peintre arrivée là de Paris des décennies plus tôt. L’autre par la famille Bergogne : Patrice, le père, agriculteur de 47 ans, sa femme, Marion, qui travaille dans une imprimerie, et la petite Ida. Le jour des 40 ans de Marion, Patrice, Ida et, à son corps défendant – elle ne tolère Marion que par affection pour les deux autres –, Christine s’agitent pour préparer la fête, qui sera interrompue par l’irruption de trois hommes aux motivations d’abord illisibles.
Lire aussi cette rencontre de 2006 : Laurent Mauvignier : « Le souci est d'abord celui du rythme »
Ce type d’intrigue est à ce point répandu au cinéma que l’on parle des « home invasion movies » – dont l’un des plus fameux exemples est Funny Games, de Michael Haneke (1997). S’en inspirant, Laurent Mauvignier livre un roman magistral, qui aurait beaucoup à perdre à se trouver, lui, adapté au cinéma. Car dans le thriller façon Mauvignier, le suspense n’est pas, ou si peu, affaire d’action. C’est une histoire de langage. Si l’un des compliments que l’on adresse fréquemment aux bons polars a trait à la concision de leur style, à l’efficacité d’une langue ramassée tout entière occupée à décrire ce qui a lieu, Histoires de la nuit mérite une pluie d’éloges pour des raisons absolument inverses.
Allures cauchemardesques
Plus la phrase s’allonge, plus l’angoisse augmente, et plus le lecteur est attentif à ses ondulations, ses changements de rythme, ses relatives et autres volutes digressives – et plus, à nouveau, le suspense s’accroît. Une seule phrase de l’écrivain peut charrier à la fois les pensées d’un personnage, ce qu’il dit (qui échoue toujours à transmettre l’essentiel), ses déplacements dans l’espace, la lumière, tant de sensations, sans oublier, parfois, une fausse piste pour égarer le lecteur. Certaines scènes, même pas particulièrement porteuses d’enjeux narratifs, sont ainsi étirées au maximum. Cette dilatation produit un effet étonnant, qui teinte d’étrangeté le réalisme du roman, lui donne les allures cauchemardesques d’un conte. Un conte qui pourrait être tiré de l’épais recueil Histoires de la nuit, dans lequel Marion pioche ce qu’elle lit à Ida au moment du coucher, même si ce n’est pas toujours de l’âge de l’enfant, qui en sort tremblante. C’est dans cet état que le dixième roman de Laurent Mauvignier laisse le lecteur, pantelant d’avoir vu de si près la « bête sauvage en plein milieu de la poitrine » que dissimulaient les personnages. Et qu’il sait abriter lui aussi.
Raphaëlle Leyris
Le Monde, 9 septembre 2020
l'Ecole des lettres
17 septembre 2020
« Histoires de la nuit », de Laurent Mauvignier : un conte de nos temps obscurs
Disons-le d’emblée, ce roman est l’un des plus puissants de la rentrée automnale.
Histoires de la nuit se déroule en une soirée, en un lieu, et l’action principale se résume en peu de mots : un trio mal intentionné pénètre dans un hameau et terrorise ses rares habitants. Au terme de cette épreuve, le sang coulera. C’est un thriller, un livre qu’on ne lâche pas avant de l’avoir lu jusqu’au bout, mais c’est aussi et surtout un roman de Laurent Mauvignier, dont on retrouve l’écriture, les thématiques et des noms désormais familiers.
Lieux clos
Ainsi de La Bassée, un lieu qu’il a inventé, même si cinq villages portent ce nom en France, et où se situent la plupart de ses intrigues. C’est son terreau, comme d’autres romanciers, dont Faulkner, ont le leur. La Bassée, on y était notamment dans Des hommes, dans lequel Laurent Mauvignier, évoquait la guerre d’Algérie.
Un autre point commun avec ce dernier roman tient au choix d’un moment particulier : un anniversaire. Dans Histoires de la nuit, l’anniversaire que l’on célèbre est celui de Marion, épouse de Patrice et mère d’Ida, une petite fille de neuf ou dix ans. Sont conviées à la fête l’unique voisine, Christine, une artiste peintre qui a eu du succès et a choisi la réclusion dans ce coin sans grâce, et deux collègues, Nathalie et Lydie.
On ne dira que peu de choses de l’intrigue centrale : Denis, Christophe et Bègue, trois frères, sont venus à La Bassée pour solder un vieux compte. Le premier semble le chef, son cadet joue les séducteurs, le benjamin, qui a séjourné plusieurs années dans un « centre », se contrôle mal. Il a quelque chose du Lennie de Des souris et des hommes. Il aime peindre, et ses rapports avec Christine seront marqués ou affectés par ce goût acquis quand il était enfermé.
Le hameau est un lieu clos : trois maisons, seulement, dont une, vide, qui est à vendre. Elle sera bien utile. Ce lieu clos fait écho à d’autres : une cellule de prison, une cité de périphérie, les divers espaces des maisons, avec ou sans murs, cela importe, dans lesquelles habitent la famille Bergogne ou Christine. Les protagonistes y passeront un temps qui s’écoulera lentement, un temps qui est aussi celui d’une écriture qui distille : un roman à suspense suit des règles que nous aimons respecter.
Les pouvoirs de la parole
Roman théâtral, en raison de ces divisions dans l’espace, Histoires de la nuit l’est aussi par l’importance du dialogue. Laurent Mauvignier a écrit des pièces, des monologues, dont le magnifique Ce que j’appelle oubli.
Dans ce roman, la parole est à la fois ruse et information. Ruse parce qu’il faut repousser le moment d’agir ; information puisque nous attendons de savoir, de comprendre ce qui a conduit ce trio malfaisant chez les Bergogne. Le dialogue, c’est aussi la langue qu’on emploie : Marion peut, pour se défendre, se montrer brutale, grossière. On la sait même capable de cruauté et de violence. Mais, pour protéger sa petite Ida, la douceur s’impose, il faut rassurer l’enfant, lui indiquer les voies pour échapper à ce qui arrive. Marion est aussi cette mère qui peut raconter à l’enfant des « histoires de la nuit », des contes mettant en scène des ogres. Ce rôle protecteur, la nuit, c’est Patrice qui l’a. Qui fait la lecture à Ida.
Un proverbe revient, comme une ritournelle, un motif, qui fait écho aux chansons de France Gall et Léo Ferré, sur lesquelles dansent les personnages, sans entrain, sans envie, avec la peur de ce qui suivra.
Une écriture à la mesure des personnages
On peut lire ce roman comme un conte effrayant. L’allusion au début de La Belle et la Bête le rappelle : entre émerveillement et horreur, la frontière peut être ténue. Ida est, en ce sens, un personnage central. Elle ne voit pas tout ce qui se passe, elle ne comprend pas tout ce qui se dit, souvent dans les cris, les invectives, mais elle entend et ce n’est pas rassurant. La présence de Christine, qu’elle appelle Tatie, l’aide, mais ne suffit pas. Une cloison, un changement d’espace – entrer dans la maison vide, se réfugier chez cette Tatie qui lui enseigne le dessin et la peinture –, cela ne suffit pas pour échapper à la peur.
On ne saurait présenter ce roman sans dire ce qui nous touche le plus : une écriture à la mesure des personnages, de tous les personnages. Le narrateur a bâti son intrigue en faisant alterner les points de vue, en accordant à chacun sa place. Les Bergogne et Christine comme le trio « DCB » ont voix au chapitre, se révèlent dans leur brutalité comme leur fragilité, laquelle n’est peut-être que le revers de la violence enfouie. Ainsi, Patrice, agriculteur toujours sur le fil, dont la ferme vit aussi difficilement que lui, enfermé dans son corps trop lourd, maladroit. Ses frères ont quitté la région, il est le seul à avoir continué de travailler la terre. Il est très amoureux de Marion, connue sur un site de rencontres par Internet. Mais elle ne répond guère à ses attentes ; aller à la ville, c’est tenter d’oublier cette blessure qui ne peut cicatriser.
Marion a une histoire. Elle est venue dans ce coin perdu pour l’effacer, l’oublier. Dans l’imprimerie qui l’emploie, elle prend des initiatives et se rebelle quand un chefaillon tente de la harceler, de l’humilier. Elle est la meneuse. Avec Nathalie et Lydie, ses collègues, elle aime faire la fête le vendredi soir. Elle s’abandonne comme jamais. Avant que le passé, une nuit, ne ressurgisse.
Ce qui vaut pour ce couple est aussi vrai des autres protagonistes – de Christine, misanthrope et excentrique, si attentive avec Ida et Bergogne (elle ne l’appelle jamais Patrice). Vrai aussi pour Bègue, Denis, et, dans une moindre mesure, Christophe, trop comédien pour avoir une vraie profondeur.
Un livre d’aujourd’hui… et de tous les temps
La phrase de Mauvignier, on la connaît, longue, sinueuse, heurtée (mais ici moins que dans ses précédents romans), une sorte de lacet ou de fouet car, à la fin, ce qui jaillit et claque fait mal, heurte ou éclaire. Elle est nécessaire, cette phrase, pour retarder le moment de savoir. Cette phrase, on en adopte très vite le rythme, on en accepte la sinuosité : lire Mauvignier, découvrir la beauté d’un tel roman est à ce prix.
Histoires de la nuit est un livre d’aujourd’hui. Il serait inutile et vain de se référer à l’« actualité », de trouver des échos dans la France que nous connaissons. Ce serait réduire une œuvre à un documentaire sociologique, le pire qui puisse arriver. Les grands écrivains, et Mauvignier en est un, ne sont engagés que dans leurs textes. Ceux-ci ne nous bouleversent que parce qu’ils ne sont d’aucun temps, ou plutôt de tous les temps.
Histoires de la nuit nous hante longtemps.
Norbert Czarny
l'Ecole des lettres, 17 septembre 2020
La Croix
1 octobre 2020
Au cœur de la nuit, un huis clos terrifiant.
Laurent Mauvignier bâtit, avec de longues phrases en tension, un polar social et psychologique envoûtant et impressionnant, tableau de la désaffection rurale et de la fragilité des liens.
Ce soir, on va fêter les 40 ans de Marion, l'épouse de Bergogne. Ce paysan longtemps solitaire, tendre et généreux, qui souffre de ses origines, de son physique, de son horizon limité, n'en revient pas d'avoir épousé tardivement cette femme belle et mystérieuse, au passé flou. Leur fille Ida, 10 ans, s'active. Même Christine, la voisine, en dépit de sa méfiance instinctive à l'égard de Marion, est mise à contribution. Depuis quelque temps, cette artiste sur le retour, qui intrigue, reçoit des lettres de menaces, sans en comprendre la cause, ni l'origine.
Ce jour-là, Marion, qui travaille dans une imprimerie, s'apprête à affronter sa direction qui lui reproche à tort une faute. Elle compte en profiter pour river son clou à son chef direct qui la harcèle et la reluque. Pendant ce temps, son mari, qui a recours à des amours tarifées, rentre au logis pour peaufiner les derniers détails de la grande soirée. Sauf que le comité d'accueil a changé. Deux types l'attendent. Un troisième va les rejoindre. Ce n'est que le hors-d'œuvre, une redoutable mise en bouche ...
Avant d'entrer dans le vif du sujet, Laurent Mauvignier qui, pour la première fois, se lance dans un ample polar social et psychologique, cisèle de subtiles descriptions en clair-obscur de ces vies d'humiliations ravalées, de rejet, de blessures secrètes, d'ennui conjugal, de mésalliances qui ne s'avouent pas, de gestes malhabiles et d'attentions maladroites pour témoigner d'un fond d'affection. Il brosse aussi un tableau de la désaffection rurale, de l'abandon et de l'oubli où, peu à peu, sans bruit, tout s'éteint et disparaît. De ces coins perdus où même les noms jadis si évocateurs des hameaux ne disent plus rien à personne.
Mais ce qui domine et fascine, c'est le travail littéraire, la mise en place d'une mécanique en forme de machine infernale, qui monte crescendo et ne cesse, page après page, de surprendre, d'étonner, de fasciner. Ses phrases longues et lentes créent une tension obsédante sans échappatoire. Le rythme sinueux de ce style, aux multiples divagations, aux incessantes incertitudes; qui semble avancer à tâtons dans l'insaisissable, fonctionne en spirale pour mieux s'enfoncer dans le fracas d'un passé trop longtemps caché qui vient exploser à la figure des protagonistes.
Sur fond d'amertume et de désillusions, le romancier allonge les scènes de ce huis clos terrifiant, en usant de différentes vitesses, en changeant de focales selon les moments et les personnages; prisonniers du surgissement de la violence dans leur vie quotidienne. Les otages, de la sidération à l'incompréhension, de la stupeur à la terreur, grappillent des bribes de vérité et entrevoient ce qui leur échappait jusque-là. Marion doit affronter ce qu'elle avait enfoui et le regard vacillant de ses proches.
La façon dont Laurent Mauvignier décrit la propagation intime et la progression de ces ondes de choc est sensationnelle. L'action se resserre et l'abîme s'élargit entre les personnages. Entre ceux, sans pitié, qui mènent la danse de cette dramatique prise d'otages et ceux, apeurés, tétanisés, qui cherchent par quels moyens sauver leur peau, s'insinue l'enfant, Ida, plongée dans la cruauté des adultes, exposée au feu des révélations dévastatrices.
Laurent Mauvignier distille d'infimes détails, décisifs, les parsème au milieu de ses phrases étirées. Son art du rebondissement, de l'inattendu, de la multiplication des énigmes, sur fond d'effroi, est captivant. Ce suspense tient sur plus de 600 pages et comme tous les bons livres, ce n'est pas vous qui n'arrivez pas à le lâcher, c'est lui qui ne vous lâche plus. Face à une réussite romanesque aussi éclatante, aussi maîtrisée, on se demande pourquoi les Goncourt persistent à le tenir à l'écart de leur sélection.
Jean-Claude Raspiengeas
La Croix, 1 octobre 2020
Poche double
Contact :
Pour contacter directement Laurent Mauvignier, on peut envoyer un courriel aux Éditions de Minuit, à : presse@leseditionsdeminuit.fr qui feront suivre. Ou par voie postale : Laurent Mauvignier, les Éditions de Minuit, 7, rue Bernard-Palissy 75006 PARIS.
Agent : Isabelle de la Patelière - UBBA - 3, rue de Turbigo, 75001 PARIS - info@ubba.eu
Archives :
On peut trouver à la disposition des chercheurs un fonds Mauvignier à la Bibliothèque Jacques Doucet des Universités de Paris. bljd.sorbonne.fr