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Presse
Le Figaro Littéraire
17 septembre 2009
Les démons et fantômes de Laurent Mauvignier
Dans un village français sans histoire, une explosion de violence fait resurgir, quarante ans après,le drame algérien.
LES ANNIVERSAIRES ne sont jamais innocents et celui de Solange, une des héroïnes du dernier roman de Laurent Mauvignier, va réveiller tous les démons et les fantômes d'une famille et de l'histoire, celle de la guerre d'Algérie. Au départ, on plonge dans un imbroglio rustique. Bernard - la soixantaine bien frappée, alcoolique à relents, malaimé de service, réputation de salaud - vient offrir à Solange, sa soeur, une broche en or pour le fameux anniversaire. Mais où le damné a-t-il trouvé l'argent ? Il aggrave son cas quand, saisi d'une frénésie punitive, il s'en va chez des voisins algériens faire du ramdam.
Tout est raconté par Rabut, le cousin du casseur. En effet, Bernard comme Rabut ont été de la même équipée soldatesque, autour d'Oran, au tout début des années 1960. On comprend assez vite que de cruels souvenirs les hantent, envenimés par une rivalité amoureuse.
Cette première partie est une pelote démêlée par degrés, un écheveau de sentiments secrets, sensations détaillées, signes. On dirait que Mauvignier a assimilé les tâtonnements prescients chers à Nathalie Sarraute, la vérité advient dans les coulisses. Des participes présents abondants comme chez Claude Simon renforcent les méandres. On retourne longuement la salade.
La deuxième partie tranche dans cette nébuleuse tribale en nous assénant sans préavis un raid de soldats en plein bled. Les protagonistes ne sont autres que les cousins Bernard etRabut, quarante ans plus tôt, au fort de la jeunesse... La scène résume tous les stéréotypes de l'horreur, menu martial : coups de crosse, interrogatoire, au sang, torture, meurtre, viol évité de justesse.
Après les circonvolutions du prélude, c'est l'uppercut. Toutes les scènes du même cru qui vont suivre constituent un tableau écoeurant et crédible d'une guerre où chaque camp rivalise de ressources criminelles et de virtuosité féroce. Mauvignier, pas plus que son héros Bernard, n'est là pour distribuer les bons et les mauvais points aux uns ou aux autres. C'est sur l'hébétude qu'il insiste, l'engluement, l'incrédulité, la stupeur, l'engrenage des peurs, des terreurs. Les sensations oppressantes, le déroulé à la fois fulgurant et lent des états de conscience. Cette phénoménologie intérieure au vif de l'action même est la plus convaincante du roman où il apparaît que Bernard, le paria, est plutôt bon garçon !
Une interrogation douloureuse
La fin focalisée sur une série de photos d'époque contemplées quarante ans après est très belle avec son interrogation douloureuse sur les visages perdus, l'identité ruinée.
Mauvignier a démarré en littérature sur un roman individualiste, court, brut et sauvage, oui rimbaldien. Il a évolué vers des machines littéraires de plus en plus romanesques et collectives. Des drames sociologiques. Des mélodrames parfois, où la cuillère plantée tient toute seule dans l'épaisse trame de la fresque. Cette fois, en deux rounds contrastés, le voilà de plain-pied avec la puissance de l'universel : le temps, les gâchis de l'amour, l'horreur humaine, l'échec, l'absurde, notre néant hagard.
Patrick Grainville
Le Figaro Littéraire - 17/09/2009
Marianne
12 septembre 2009
LE FORT INTERIEUR
Allons vite pour les pressés : s'il n'y a qu'un roman à lire, aujourd'hui, c'est bien Des hommes, de Laurent Mauvignier.
Le plaisir de la lecture, l'intelligence du coeur,le souffle romanesque, la virtuosité littéraire, la puissance de la réflexion. . . Nous allons, bien sûr, les retrouver parfois ensemble, parfois séparément, dans cette rentrée littéraire plus riche et originale qu'elle ne paraît au premier abord. Mais personne ne peut sérieusement mettre en doute que ce roman dépasse de plusieurs coudées les autres, au point de nous laisser sec quand il nous faut bien expliquer notre choix. Les causes les plus difficiles à défendre sont les plus évidentes à soutenir.
On voudrait tant empêcher qu'un public s'éloigne sous le fallacieux prétexte que ce roman parle de jeunes appelés qui ont fait la guerre d'Algérie et de leur incapacité à trouver la paix. Lorsque l'on gagne les rives littéraires, on sait que ce passé-là ne passe pas. Au fond, face à cette guerre, nous sommes semblables aux protagonistes de ce roman polyphonique «parce que la guerre c'est fait pour être gagné alors que là, et puis, parce que la guerre c'est toujours des salauds qui la font à des types bien et que des types bien là il n'y en avait pas, c'était des hommes et c'est tout, et aussi parce que les vieux disaient c'était pas Verdun ».
Nous faisons comme si l'Algérie n'avait jamais existé, comme si des jeunes Français n'étaient jamais partis là-bas durant vingt-huit mois, n'avaient jamais eu autour du cou une plaque de métal... Pour trouver quoi ? L'horreur ? Il suffit d'un paragraphe pour la suggérer quand des appelés retrouvent un médecin enlevé par les fellaghas : « Il était vivant quand on lui a fait ça [...] Tout jusqu'à l'os, ils ont raclé du poignet jusqu'à l'épaule. Et on peut se dire que l'homme a vu le squelette de son bras... »
Il y a trois ans, avec Dans la foule, Mauvignier nous contait le drame du stade du Heysel qui fit 39 morts et plus de 600 blessés. C'est avec la même justesse d'écriture, servie par la même phrase ample et puissante, qu'il nous parle dans cette tragédie en quatre actes (« Après-midi », « Soir », « Nuit », « Matin ») des grands manques, des rêves avortés, des destins mutilés de Rabut, Poiret, Idir, Abdelmalik, Février, Mireille et de Bernard qui se terre quarante ans après sous la crasse, l'odeur de vin et son surnom de Feu-de-Bois.
Il suffit que Feu-de-Bois, moitié clodo, moitié ermite, « plus récuré que propre», décide, un jour, de braver les gens du village et d'offrir une broche à sa soeur Solange. Geste où se mêlent la pitié et l'orgueil. Il suffit d'une altercation pour que tout le passé resurgisse à la manière de ces glaciers dans les peintures de Caspar David Friedrich. Il suffit d'un geste, d'un souffle pour que le silence soit rompu et que la parole circule librement, précipitée, heurtée pour avoir été si longtemps étranglée.
« Les pratiques interdites, mon cul- les punitions tombent sur nous comme une armée de grenouilles dans les récits bibliques, corvées, brimades, pompes interminables, changements de tenue et tours de cour le fusil au-dessus de la tête, la culasse entre les dents et aussi les poubelles énormes et sans anses des réfectoires, gluantes, les détritus, nos merdes, nos rebuts, repas, ragougnasses, des viandes sèches, semelles, pain moisi; et tout le barda d'asticots,de bottes, bouillies et les patates et les fayots le tout dégoulinant de poubelles obèses, et les traîner, les faire glisser et ramper sans dégueuler à cause de l'odeur, sans tomber et rouler jusqu'au camion - on trouvera bien une âme compatissante, séminariste, bleubite, étudiant, citadin, toutes les mains blanches pour se débarrasser sans négocier de cette vacherie, celle-là ou une autre, notre cul dans les djebels à chercher et à trouver enfin un ennemi, n'importe lequel... »
Comment se débarrasser de cette vacherie-là ? En la revivant, encore une fois. Juste encore une fois, ce quelque chose qui palpite au fond de soi. Ce quelque chose que rien ne parvient décidément à éteindre : la conscience. Cette faible lueur, cette petite étincelle de vie qui pourrait peut-être nous embraser et nous faire sortir de notre nuit intérieure si, si... «Je voudrais savoir si l'on peut commencer à vivre quand on sait que c'est trop tard », se demande à la fin Rabut, coincé dans sa voiture qui a valsé dans les décors.
Cette question, cette simple petite question, c'est ce qui aide les hommes à se tenir encore debout quand ils se croient dépouillés de leur humanité. Alors, très vite puisque cette chronique s'achève, on pense à Faulkner, à Monsieur Ouine... On se surprendra à admirer, ici, sans réserve et à chuchoter. Parce qu'on ne lâche pas Des hommes dès qu'on l'a ouvert, on finirait par oublier que, grâce à Mauvignier, on est (r)entré en littérature.
Joseph MACE-SCARON
Marianne 12 septembre 2009
France 2.fr
11 septembre 2009
"Des hommes" : la guerre d'Algérie saigne encore
La guerre d'Algérie est-elle un non-sujet littéraire ?
Alors que la deuxième guerre mondiale suscite un flot de fictions, les romanciers français se sont peu emparés du thème algérien, l'abandonnant volontiers aux historiens. Laurent Mauvignier inversera-t-il le mouvement ? Il nous livre en moins de 300 pages un roman secouant, qui fait en caméra subjective le tour de la question. Non pas qu'il l'épuise, la tâche en revient aux spécialistes. Mais il rend très bien, sans jamais être démonstratif, le cycle infernal : l'exploitation coloniale, la révolte, la guérilla indépendantiste, la répression. Et les horreurs des deux côtés - ce qui ne revient pas à dire que la balance s'équilibre. Le roman démarre un soir de fête, fête ambiguë puisque Solange célèbre à la fois ses soixante ans et son départ à la retraite avec "cousins, frères et amis".
Et justement voilà un de ses frères, Bernard, dit Feu-de-Bois : "certains se souviendront qu'il a un vrai prénom sous la crasse et l'odeur de vin, sous la négligence de ses soixante-trois ans". Bernard, donc, qui va offrir à sa soeur préférée une broche somptueuse, lui qui passe pour n'avoir pas le sou et vivre aux crochets des autres. L'atmosphère se tend. Et Bernard fait un esclandre. Injurie celui qui lui semble en trop à cette cérémonie où lui-même est traité en étranger : un homme du nom de Chefraoui. Insultes racistes. Puis, plus tard,agression. "Pas bon à voter, mais déjà bon pour les djebels" A la manière d'une sinistre madeleine, cette agression déclenchera, dans la tête de son cousin Rabut, une avalanche de souvenirs. Rabut se repasse le film des années algériennes, tel qu'il l'a vécu. Et tel que l'a vécu son cousin Bernard, embarqué comme conscrit dans cette guerre d'Algérie qu'il ne comprenait pas : "pas bon à voter, mais déjà bon pour les djebels".
Bernard n'était pas un opposant, contrairement au soldat Chatel, passé de la fac aux combats. Mais comme rural et villageois, il comprend vite que, s'il était né en Algérie, si on l'avait dépossédé de sa terre, lui aussi aurait pu prendre le maquis. Jusqu'au jour où il se sent assigné à un camp. Parce que certains de ses camarades ont été tués, et parfois mutilés.
La force du roman de Mauvignier, qui captive le lecteur dans son sens premier, et le plus fort, tient à son écriture quasi-hallucinatoire : les narrateurs successifs (Rabut, puis Février, un autre soldat ...) entremêlent le récit des pensées, des dialogues, de ce qui aurait pu être et de ce qui a été. Logorrhéique parfois, entraînant toujours : les soixante-dix premières pages se lisent d'un coup, mais les deux cents suivantes plus vite encore, tant est saisissante la façon dont ses soldats français en terre inconnue - en terre étrangère - vont être broyés par un scénario qu'ils n'ont pas écrit et par une histoire dont ils sont les pions. Ils vont subir des abominations.
Ils vont commettre des atrocités. Mais ils ne parleront ni des premières, ni des secondes : cette guerre perdue a été recouverte d'une chape de plomb, et du silence des cimetières. Le romancier nous fait rentrer dans la peau, dans la tête, dans les sentiments et dans l'existence de Bernard, devenu semi-clochard. Dans une histoire oubliée et enterrée depuis cinquante ans et qui fut celle, au tournant des années 50 et 60, de centaines de milliers d'hommes jeunes précipités dans un conflit qu'il n'avait pas choisi. Combien en sont revenus psychologiquement bousillés pour la vie ? Bravo à Laurent Mauvignier d'avoir rendu, avec son talent d'écriture et sa force de romancier cette guerre volontairement oubliée, qu'il reste à inscrire dans la littérature.
Anne BRIGAUDEAU
France 2.fr - 11/09/2009
Elle
11 septembre 2009
GUERRES INTERIEURES
« Des hommes », le nouveau roman de Laurent Mauvignier, n'est pas forcément facile, mais c'est bien contre une certaine facilité dans notre façon de voir le monde que cet écrivain bataille. Bernard est un sexagénaire solitaire, alcoolo et un peu fou, rejeté par les siens... Un jour, il fait un cadeau hors de prix à l'une de ses soeurs. Scandale. Où cet éternel sans-le-sou a+il trouvé l'argent ? Chacun se souvient des raisons qui ont amené Bernard à être ostracisé. Au cœur de son passé : la guerre d'Algérie, qui l'a marqué à jamais, ainsi que Rabut, son beau frère, et bien d'autres... Raconter le roman de Mauvignier du simple point de vue de l'intrigue n'a pas grand intérêt. Cela ne renseigne en rien sur les voix qui habitent ce livre. Mi-parlées, mi-chuchotantes, ces voix n'ont jamais la même vision des événements. Comme dans ses précédents ouvrages (« Dans la foule »), Laurent Mauvignier crée une œuvre polyphonique, qui tente de rendre compte de la réalité - ici, les traumatismes dus à la guerre, les douleurs tues, l'impossibilité d'aimer et de vieillir. Il invente une forme neuve et puissante : brosser une fresque historique, évoquer de poignants parcours individuels, en nous plaçant dans la tête des personnages. Un livre pas facile, mais qu'on lit comme fouetté par ses phrases tourbillonnantes.
Patrick Williams
Elle - 11/09/2009
La Croix
septembre 2009
A LARMES BLANCHES
Avec ce roman saisissant, Laurent Mauvignier dessine les cicatrices laissées dans un village français par la guerre d'Algérie.
Au commencement de des hommes, le magnifique nouveau roman de Laurent Mauvignier, il y a un homme. «feu-de-bois» touche d’emblée par sa maladresse et le rejet dont il fait l’objet: «pas un monstre, juste un type en qui la colère montait pour remplacer l’incompréhension et le sentiment d’injustice, de mépris, de haine dont il se sentait victime.» Un homme dont tout le monde se détourne avec gène, et ne désigne plus par son nom, Bernard, mais par ce sobriquet inspire par l’odeur qui le précède partout.
Au commencement de des hommes, il y a aussi le verbe, la langue magnifique de laurent mauvignier par laquelle naissent la force, l’emotion, l’authenticite de l’histoire saisissante qu’elle vehicule. une maitrise impressionnante des mots et de la phrase, chaque signe s’agençant avec fluidite et precision, que les lecteurs de l’ecrivain connaissent depuis son premier roman, loin d’eux. Ceux-la retrouveront ici certains de ses themes (la dislocation de la famille, l’incommunicabilite, la dignite des plus humbles) et sa construction narrative a plusieurs voix, monologues interieurs et dialogues tressant de concert le recit. au centre de ce chœur, le cri muet d’un homme pour qui d’autres vont parler.
Ils sont nombreux, les hommes comme feu-de-bois, dans nos bourgs de province, chevauchant leur vieille mobylette d’une place de village a un troquet ou depenser leur maigre pension, ou vers la cuisine enfumee d’une vieille fille qui leur offre parfois un peu de son ragout et de sa solitude. mais lui, on le pressent, porte un secret qui justifie son opprobre, cache dans un «cœur trop lourd, tout pres de lui peter dans la gorge, comme il avait dit lorsqu’il avait commence a parler; tu vois, il a dit, me peter dans la gorge a force, se resservant du vin et buvant a gros bouillons des gorgees qui auraient suffi a noyer deux ou trois portees de chatons».
Du vin couleur de sang éclusé de comptoir en comptoir, pour oublier d’autres sangs. L’extrait du Funambule de Jean Genet que Laurent Mauvignier a choisi de placer en exergue de son livre dit ce poids mort de la faute: «Je me demande où réside, où se cache la blessure secrète où tout homme court se réfugier si l’on attente à son orgueil.»
Si le passé va faire irruption sous les néons froids d’une salle des fêtes, et les non-dits éclater entre des hommes autrefois solidaires, c’est par un geste violent et paradoxalement libérateur que Feu-de-bois commettra, autorisant la parole et le temps de la mémoire commune, déliant les consciences. Solange avait réuni famille et amis dans la salle communale pour fêter ses soixante ans et son départ à la retraite.
Une reunion calme que ne viendra troubler que l’arrivee maladroite de son frere bernard, venu lui offrir un bijou en or nacre, trop cher aux yeux de l’assemblee, «nous tous autour d’elle comme on aurait pu se reunir autour d’un feu non pour trouver la chaleur et la lumiere mais seulement attires par le crepitement d’un petit drame, une histoire a raconter, l’anecdote du type fauche qui offre a sa sœur, au vu de tous ceux qui lui auront fait l’aumone une fois, une broche qu’aucun d’eux n’aura jamais les moyens d’offrir a personne».
A mesure que se deploie le livre, feu-de-bois va recouvrer son identite et son humanite, redevenir bernard et se reapproprier a rebours son histoire par le recit qu’en fait son cousin, le narrateur, en quatre parties tres pertinemment dessinees et nommees: apres-midi, soir, nuit et matin. cette nuit qui est le cœur du livre, c’est l’algerie ou il y a quarante ans les hommes du village sont partis pour une guerre qui n’etait pas la leur, pour un honneur et des ideaux expliques sur le papier de brochures. qu’ont-ils fait la-bas, qu’ont-ils vu la-bas? la violence, le sang, la torture… «quels sont les hommes qui peuvent faire ça. pas des hommes qui font ça. et pourtant. des hommes.»
Ce miroir gravé du double reflet des bourreaux et des victimes, ils ne pourront jamais le briser ni le détourner de leur propre visage, figés dans l’incompréhension, la douleur et la peur de leur propre violence. Une part d’eux-mêmes est restée dans ces villages algériens si semblables au leur, et dont des photographies, prises par Rabut, parlent mieux qu’eux. Laurent Mauvignier, dont le grand-père a connu l’Algérie et lui a montré ses propres photos, a-t-il seulement écrit un livre sur cette guerre et ses traces indélébiles?
Son roman interroge aussi (comme son précédent, Dans la foule, qui prenait pour point de départ le drame du Heysel) les déflagrations souterraines d’un événement collectif, les petites communautés et l’ambiguïté de la fraternisation quand elle devient promiscuité – dans l’espace ou dans le partage d’un vécu trop lourd. Le silence est au centre de l’histoire de ces hommes. Il bourdonne comme un gros insecte impossible à chasser qui, enfin écrasé, va laisser échapper les souvenirs enfouis de «l’avant»: les premiers émois, les beaux projets ajournés par cette guerre – monter un garage avec la fille qu’on aime, comme Geneviève et Guy dans Les Parapluies de Cherbourg, avoir des enfants, être heureux simplement.
«Je voudrais voir quelque chose qui n’existe pas et qu’on laisse vivre en soi, comme un rêve, un monde qui résonne et palpite», confie Rabut en son for intérieur, au volant de sa voiture qui roule sans but en ce matin prometteur de «l’après». Porté, comme l’écrivain, par la nécessité de dire, de traduire, et de tisser les uns aux autres les fils d’un uniforme moins lourd à ses épaules.
SABINE AUDRERIE
La croix - septembre 2009
Le Point
n° 1928- 2009
Mauvignier, tombeau pour un soldat perdu
Mauvignier, ce Tourangeau, a surgi en littérature en 1999, à 32 ans. Ce diplômé des Beaux-Arts a été publié dans la sainte chapelle des Editions de Minuit. Dès ses débuts, il frappe par un ton personnel, quelque chose de carré, de dramatique, une tenue de style remarquable. Il s’acharne à dire le deuil, le chagrin de toute personne humaine.
En 2006, avec « Dans la foule », il nous fait partager le drame du stade du Heysel, en Belgique. Le jour de la finale de Coupe d’Europe des clubs champions entre le Liverpool Football Club et la Juventus. Des grilles de séparation et un muret s’effondrèrent sous la pression de supporters déchaînés, faisant 39 morts et plus de 600 blessés. Mauvignier décrit l’événement avec une puissance et une humanité splendides. Large méditation sur ces foules prises dans une euphorie provisoire d’un match et qui, soudain, marchent sur des morts.
Il récidive avec « Des hommes », roman stupéfiant sur les jeunes appelés qui ont fait la guerre d’Algérie. Nous sommes dans un village du centre de la France dans les années 1977 et 1978. Bernard, qu’on appelle familièrement « Feu de bois », est revenu il y a longtemps de ses vingt-huit mois sous l’uniforme. Il s’est clochardisé, vivant de la charité du village, taciturne, colérique ; au cours des réjouissances à la salle des fêtes, il débarque et jette un froid ; il demeure la figure maudite d’un revenant qu’on veut oublier.
Il a parfois un geste de générosité, notamment lorsqu’il offre un bijou de valeur à sa soeur, mais ce cadeau inquiète le village, toutes ces existences mystérieuses qui baignent dans l’indifférence et l’égoïsme. Il y a une vision bernanosienne de ce village de « pavillons noyés dans le ciel épais et mou ».
La deuxième partie du roman nous entraîne près d’Oran. Bernard, en treillis, revit la caserne lugubre, le poste de garde, les parties de cartes, les postes à transistors qui grésillent, les chambrées, la garde des cuves à pétrole, les harkis humiliés, la peur des sentinelles, la nuit, qui craignent les « fells qui coupent les parties », mais aussi le souvenir des paysages éblouissants de chaleur. Et cette population arabe, « mystère qui s’épaissit » ...
Mauvignier est tout à fait inspiré pour évoquer un village d’aujourd’hui ou ressusciter cette guerre, l’Oran des Aronde et de ses trolleybus blanc et vert des années 60. Mais son talent va chercher beaucoup plus loin, plus profond. II entre à l’intérieur de ses personnages, de leur mémoire lancinante ; il nous fait partager ce temps de la fatalité historique qui enlise et broie les générations. L’auteur cherche les êtres les plus humbles au fond d’un bistrot ou dans une salle des fêtes, pendant un combat de coqs, dans un banquet à méchoui, sur des photographies laissées dans une boîte à chaussures. Il ressuscite les ombres, les morts, dans une sorte de foudroyante parole rédemptrice. Il réussit un tombeau pour les anciens de l’AFN.
C’est le deuxième roman de la rentrée, après celui de Jean-Michel Guenassia (« Le club des incorrigibles optimistes »), à revenir sur cette génération qui a perdu son innocence et une partie de son équilibre dans les djebels. Mauvignier nous chuchote que, derrière les apparences d’une société hédoniste, le malheur a touché une jeunesse et l’a étouffée dans un silence que lui brise.
C’est un art faulknérien d’une dignité très rare. Comme Faulkner, Mauvignier se place dans la spirale du temps qui absorbe, dilue, noie et saisit l’humanité ahurie qui croit à la fête perpétuelle. Le romancier pénètre dans cette part d’ombre où le commerce des hommes se met à parler à nu, en profondeur et en secret. Ses personnages, jetés un instant dans la lumière, voient la tragédie, brièvement, à ciel ouvert, puis retournent somnoler dans leur nuit intérieure.
Un admirable livre, qui plane très haut
Jacques-Pierre Amette
Le Point - N° 1928- 2009
Lire
septembre 2009
A l'épreuve du temps
Lors d'un repas bien arrosé, les langues se délient et les souvenirs surgissent. Dans ce très grand roman, Laurent Mauvignier évoque la guerre d'Algérie et ses traumatismes.
L'un des écrivains français majeurs d'aujourd'hui est aussi l'un des plus discrets. De Laurent Mauvignier, on sait qu'il est né à Tours en 1967, qu'il est diplômé des Beaux-Arts, en arts plastiques, a habité à Bordeaux avant de s'installer à Toulouse.
L'actuel pensionnaire de la villa Médicis, ceux qui le rencontrent le décrivent à la fois en retrait et chaleureux. Ses lecteurs, eux, le suivent depuis Loin d'eux, sombre histoire de famille et de province à plusieurs voix (Minuit, 1999, repris dans la collection Double), pour son écriture. Sa phrase ample, extrêmement littéraire, et en même temps assez directe.
Nul n'a oublié Apprendre à finir (Minuit, 2000, repris dans la collection Double), tour de force couronné par le prix Wepler et le prix du Livre Inter 2001. Ou Le lien (Minuit, 2005), superbe dialogue entre deux personnages qui se retrouvent. Un texte à part, non seulement par sa forme, sur l'absence et le sentiment amoureux.
Lorsqu'on lui demande comment il est tombé dans la littérature, Laurent Mauvignier répond ceci: «A la campagne, quand on est un petit garçon, il faut de bonnes raisons pour se mettre à lire. On se promène beaucoup, dans les bois, dans les champs, on fait du sport. Et puis, quand on rentre chez soi, on regarde la télévision, on fait ses devoirs, et c'est tout. Pour que je rencontre la lecture, il a fallu que je sois privé de tout ça, qu'à huit ou neuf ans je sois contraint à l'expérience de l'immobilisme. L'hôpital. Des semaines. Et puis une tante qui m'offre un livre, sans doute le premier roman que j'ai lu (puisqu'il n'y avait pas de livres chez mes parents). C'était la comtesse de Ségur, Un bon petit diable. J'ai trouvé là ce qui me manquait: le plaisir de courir, de se sentir libre. Et quand j'ai terminé la lecture du livre, le vide est revenu, le réel et sa limite. J'ai griffonné une suite à l'histoire. Puis comme ça ne me plaisait pas, j'en ai écrit une autre. C'était parti, ça ne m'a plus quitté. Ni la lecture ni l'écriture, qui ne vont pas l'une sans l'autre.»
Il voulait tellement écrire qu'à force il finit par se rendre compte qu'il rejouait quelque chose de faux, qui n'était pas lui. Son «compagnon d'écriture» d'alors n'était autre que Tanguy Viel. «Tanguy avait fait des ateliers avec François Bon, qui à l'époque publiait chez Minuit, rappelle-t-il. Lorsqu'il a été prêt à le faire, Tanguy Viel a envoyé son manuscrit à Irène et Jérôme Lindon. Ils ont publié son livre, et moi, au lieu de me décourager, je me souviens m'être dit "c'est bien, au moins on ne se plante pas complètement". Ça m'a beaucoup stimulé, et quand j'ai terminé mon premier texte, je l'ai adressé à ce seul éditeur. Ma surprise, ça a été qu'ils en veulent tout de suite, parce que Minuit publie très peu de premiers romans. Je me disais que statistiquement c'était improbable, mais heureusement, la vie n'est pas une statistique.»
Eclairer les zones d'ombre de l'Histoire
Mauvignier, nous l'avions laissé après Dans la foule (Minuit, 2006, repris dans la collection Double). Un ample roman qui faisait se croiser les histoires et les personnages à la veille d'un fameux match de football opposant la Juventus de Turin aux Reds de Liverpool, au stade du Heysel à Bruxelles en 1985.
Des hommes, qu'il avait en lui depuis longtemps, est l'événement de la rentrée. Imaginez un samedi après-midi d'hiver par temps de neige. La salle des fêtes d'une petite ville de quatre mille habitants remplie de gens simples, de gens de la campagne.
On s'est réunis autour de Solange, veuve ayant longtemps travaillé à la cantine du collège, pour fêter son soixantième anniversaire. Son frère Bernard a débarqué sur sa Mobylette avec sa chemise blanche, sa cravate en Skaï, sa veste et son pantalon assortis.
Bernard, tout le monde l'appelle Feu-de-Bois. C'est un type bourru de soixante-trois ans qui n'a pas toujours vécu au crochet des autres. Un gars perdu et déglingué à qui il arrive de ne pas sentir la rose. Plutôt le bois brûlé et le charbon, la crasse et le vin. Bernard a apporté un cadeau à Solange. Une broche en or nacré dans une boîte bleu nuit de l'horloger-bijoutier Buchet.
Dans l'assemblée, les langues se délient. Où Feu-de-Bois a-t-il trouvé de quoi acheter pareil présent, lui qui n'a jamais le sou? Le ton monte, le frère de Solange force sur l'alcool, s'en prend à Chefraoui, l'un des invités, et laisse sortir des mots qui fâchent. Enfin, surtout un. Il ne s'arrêtera pas là, sa conduite entraînera l'intervention du maire et des gendarmes.
Cette scène tragique, le lecteur la suit grâce au narrateur, Rabut, surnommé «le bachelier» par son cousin Bernard. Il fait partie du conseil municipal, est membre des anciens d'Afrique du Nord, et ne pourra pas s'empêcher de demander: «Monsieur le Maire, vous vous souvenez de la première fois où vous avez vu un Arabe?»
Rabut va prendre le dessus et la parole. Se lancer à l'eau, donner son point de vue sur Bernard, éclairer les zones d'ombre de son histoire. Et pas seulement quand celui-ci était employé au montage des voitures dans les usines de Billancourt.
Il y a des haines et des rancoeurs qui attendent de rejaillir, des cadavres dans le placard. Une époque où Feu-de-Bois a fait un «séjour au club Bled». Avant de finalement revenir dans le coin au milieu des années 1970 avec une triste mine...
La langue puissante et juste de Laurent Mauvignier emporte tout sur son passage. L'auteur de Seuls (Minuit, 2004) parvient à décrire les êtres et les lieux, à peindre une province taiseuse avec ses non-dits, ses malaises et sa mémoire impossible à effacer. Au loin, il y a les cendres encore chaudes de la guerre d'Algérie. Cette convocation de vingt-huit mois qui envoya Bernard, Rabut et les autres près d'Oran. Là où ils touchèrent du doigt le bruit et la fureur, la violence et la folie des hommes...
Les cent premières pages de ce très grand livre, Mauvignier les a écrites à Toulouse. «Ce qui est étrange, c'est que ce sont des pages qui ne parlent pas encore de la guerre d'Algérie, dit-il. Celles-ci, je ne sais pas pourquoi, je ne pouvais pas les aborder chez moi, comme si c'était impossible de faire entrer cette guerre chez moi, alors que j'avais toute la documentation.» Il lui a fallu attendre Berlin, où il est allé en résidence pendant deux mois, pour enfin affronter la matière de la guerre d'Algérie. «Ça a été deux mois de très grande concentration, j'y ai beaucoup écrit, explique-t-il. Je voyais des films, je lisais des livres et le mien s'est écrit dans cette immersion. Berlin permet ça aussi, c'est une ville où l'on vous laisse tranquille, une ville où il a fait un printemps d'une grande douceur, où j'ai travaillé jour et nuit dans un monde où j'étais seul avec le français, et où le fait de ne pas comprendre l'allemand me laissait sur mon île du français, avec mes démons d'Algérie.»
Des hommes a été terminé à Rome. «Je pense n'avoir jamais retravaillé un livre comme je l'ai fait pour celui-ci, conclut Laurent Mauvignier, parce qu'il fallait un rythme, une densité très particulière et forte, il fallait qu'on ne lâche pas le livre dès qu'on l'a en main, et j'ai travaillé dans ce sens.» Mission accomplie.
Alexandre Fillon
Lire, septembre 2009
Le Magazine Littéraire
septembre 2009
Laurent Mauvignier, Choeur brisé par l'Algérie
Laurent Mauvignier, avec Des hommes, ouvre la plaie de la guerre d’Algérie.
Roman après roman, les catastrophes bouleversant les vies des personnages de Laurent Mauvignier gagnent en ampleur. Apprendre à finir (prix du Livre Inter 2001) déroulait le monologue d’une femme qui ne se résignait pas à la dissolution de son couple. Dans la foule (2006) faisait entendre, en une polyphonie virtuose, les voix d’hommes et de femmes spectateurs, victimes ou coupables du drame du Heysel, avant, pendant et bien après les mortelles bousculades qui firent quelque trente-neuf morts et six cents blessés. Des hommes, l’un des plus beaux ouvrages qu’il nous ait été donné de lire en cette rentrée, s’intéresse pour sa part au traumatisme et aux traumatisés de la guerre d’Algérie. Longtemps désigné sous le terme des « événements », comme si on espérait que cette dénomination lui permettrait de basculer discrètement dans les oubliettes de l’histoire, ce conflit, revenu au premier plan à l’occasion de l’apposition en 2001 d’une plaque sur le pont Saint-Michel à la mémoire des Algériens tués à Paris le 17 octobre 1961, de la reconnaissance par Jacques Chirac la même année d’une « dette d’honneur » à l’égard des harkis, ou de films tels que Nuit noire ou L’Ennemi intime, sert de toile de fond à plusieurs ouvrages paraissant cet automne, dont L’Aimé de juillet de Francine de Martinoir (lire p. 27), La Chambre de la vierge impure d’Amin Zaoui, ou encore Le Rapt d’Anouar Benmalek (lire p. 32) – comme si la littérature s’engouffrait dans la brèche d’une mémoire ravivée aujourd’hui après avoir été occultée des années durant.
Découpé en plusieurs chapitres/séquences intitulés «Après-midi», «Soir», «Nuit», «Matin» et architecturés à la manière d’un montage cinématographique, Des hommes se déroule apparemment sur vingt-quatre heures – le temps prescrit pour une tragédie –, en réalité sur quatre décennies, un vaste mouvement de flash-back s’amorçant à l’arrivée de la « Nuit ». Tout commence de nos jours lors d’une fête d’anniversaire organisée en l’honneur de Solange. Surgit le frère, un pauvre bougre surnommé « Feu-de-Bois » tant l’odeur de crasse, de vin et de charbon de bois qui émane de lui a effacé Bernard, l’homme qu’il fut autrefois. Son comportement, entre égarement et agressivité raciste, crée le scandale, amenant le narrateur, son cousin Rabut, à se remémorer des souvenirs qu’il a longtemps repoussés, voire reniés. Avec la « Nuit » s’opère un basculement à la fois géographique, temporel et narratif : nous voilà en Algérie quarante ans plus tôt, alors que la guerre bat son plein. Rabut cesse d’être notre guide et témoin pour devenir un protagoniste parmi d’autres, engagé tout comme Bernard au sein d’un conflit qui refuse de s’avouer comme tel. C’est au cours de ces quelques mois d’épreuves que réside la clé expliquant la conduite de Feu-de-Bois, si bien que, lorsque au « Matin » nous revenons au présent et au récit de Rabut, le regard que nous posons sur ce dernier comme sur Bernard/Feu-de-Bois, et l’incident du premier chapitre, change du tout au tout.
On avait déjà pu admirer la maîtrise de Laurent Mauvignier dans l’orchestration des points de vue avec Dans la foule, où les monologues de Geoff, de Jeff, de Gabriel, de Tana s’entrelaçaient en un choeur éclairant le drame du Heysel sous plusieurs facettes, composant une sorte de mosaïque croisant les nationalités et les histoires de chacun. L’emboîtement de narrations, qui donne à Des hommes toute sa puissance et sa subtilité, est pareillement remarquable. Si la voix de Rabut domine au début et à la fin du texte, la narration omnisciente de la « Nuit » fait apparaître une multitude de personnages qui se relaient dans la prise de parole : Châtel, qui ne supporte pas les exactions auxquelles il est forcé de participer, Nivelle, qui n’hésite pas à tirer une balle dans la tête d’un jeune garçon lors de la fouille d’un village, Abdelmalik et Idir, les deux harkis déchirés, Bernard, bien sûr, qui a rencontré la fille d’un riche colon, Mireille, et rêve d’un avenir avec elle, et d’autres, encore, qui sont amenés à parler tout haut ou tout bas, ajoutant chacun sa pierre au tombeau terrible et sublime dressé par Laurent Mauvignier aux nondits de la guerre d’Algérie.
Car c’est bien le silence qui est au coeur de l’histoire que nous conte l’auteur. Silence des autorités pour commencer. Silence de ceux qui, tel Rabut, n’ont eu de cesse, une fois revenus chez eux, d’effacer ce qu’ils avaient vécu, « de se taire, de montrer les photos, oui, du soleil, beaux paysages, la mer, les habits folkloriques et des paysages de vacances pour garder un coin de soleil dans la tête, mais la guerre, non, pas de guerre, il n’y a pas eu de guerre ». Silence de ceux qui, tel Bernard, ne se remettront jamais des « événements », au point d’oublier qui ils étaient pour renaître en perdants amers, désespérés, murés dans l’impossibilité d’exprimer leur douleur. Silence de ceux qui sont morts là-bas, aussi, et puis de ceux qui vous accueillent à votre retour, qui ne savent pas trop comment s’adresser à vous et ne s’attardent pas. Silence enfin entre Rabut et Bernard, plus intime cette fois-ci, les non-dits collectifs se confondant dans Des hommes avec les secrets familiaux, l’incommunicabilité s’étageant sur plusieurs niveaux, comme une chape implacable isolant chacun des personnages et le condamnant à poursuivre son existence en fantôme de celui qu’il fut.
Laurent Mauvignier sait donner corps à l’absence, au blanc, comme à ce qui se tient tapi dans l’ombre, ce fatum menaçant, pareil à ces rebelles introuvables village après village, et ne laissant d’autre trace que l’image d’un cadavre sauvagement torturé avec cette inscription : « Soldats français, vos familles pensent à vous, retournez chez vous. » Mais il sait tout autant nous plonger au coeur des choses, nous faire partager le quotidien d’une troupe, « le vacarme des appels crachés des haut-parleurs, les ricanements, jérémiades, engueulades, et ces affreux lits superposés où grouillent des punaises, des puces, des morpions aussi […] », et nous donner à voir une horreur vécue, tout au long de saynètes incarnant très concrètement les inextricables noeuds d’un combat où tous sont à la fois victimes et bourreaux, innocents et coupables, pris dans un engrenage que rien ne peut arrêter, jusqu’à l’acmé que nous ne dévoilerons pas et qui plane sur l’ensemble du roman comme un point d’orgue, un trou noir où est né Feu-de-Bois et où est mort Bernard. L’auteur de Dans la foule aime à suivre chacune des ramifications d’un traumatisme, qu’il soit amoureux ou familial, intime ou collectif. Ses conséquences immédiates, parfois spectaculaires, et puis les autres, qui couvent sous la cendre, pareilles à des braises qu’un simple coup de vent peut transformer en incendie. Auscultant chacune des émotions et des contradictions de ses personnages, Laurent Mauvignier se glisse dans leur coeur et leur esprit en sismologue des âmes blessées, suivant l’onde de choc de ce qui les a meurtries non tant pour leur apporter un impossible apaisement que pour mettre au jour le fil à même de nous guider dans le labyrinthe de leurs pensées, de leurs souffrances, de leurs regrets – en un mot, de leur humanité.
Minh Tran Huy
Le Magazine Littéraire - Septembre 2009
Le Nouvel Observateur
n° 2338 - 2009
Les blessures assassines
Jeunes paysans, ils sont partis en 1960 se battre en Algérie et sont revenus brisés pour toujours. Ils parlent dans ce livre polyphonique et magistral.
Il se prénomme Bernard. Dans le pays, on l'appelle Feu-de-Bois. Ca lui va bien. Il est brûlé de l'intérieur, noir de crasse et d'alcool, inflammable. Il se consume lentement, dans un mutisme et une misère à faire peur. Il a 63 ans, le visage bouffi, les cheveux jaunes, de grosses moustaches et un nez grêlé. Il vit seul, dans un gourbi. La nuit, il arpente la forêt, un fusil sous le bras; le jour, il traverse la campagne sur sa vieille Mobylette pour aller s'échouer sur le zinc des bars. C'est, dit de lui Laurent Mauvignier, «un bloc de silence qui s'est rétracté».
Feu-de-Bois sent mauvais. Il pue la mauvaise gnôle, la cendre froide et la haine. Pour tout le village, et pour les siens en particulier. Pour lui-même, aussi. Autrefois, il a insulté l'une de ses soeurs sur son lit de mort; il a accusé sa mère de lui avoir volé un chèque; il a abandonné, dans la banlieue parisienne, sa femme et ses deux gosses. Seule sa soeur Solange trouve encore grâce à ses yeux. Le jour de son anniversaire, dans la salle des fêtes où tous les amis sont réunis, en titubant il lui offre une broche en or nacré avec l'argent qu'il a dérobé à sa mère après son départ pour la maison de retraite. Solange la refuse. Fou de colère et d'humiliation, il part alors casser du «bougnoule», pénètre dans la maison de Saïd, le seul Arabe du canton, tente de violer sa femme, terrorise leurs enfants et s'en retourne chez lui, ivre mort. Il vomit son passé. Il se vomit.
C'est la guerre d'Algérie qui l'a brisé, qui a fait de lui une épave. Parti avec un FM et un missel, il ne s'en est jamais remis. Une jeunesse en enfer. Les camarades abattus. Le médecin du bataillon martyrisé. Les fellagas torturés. Les filles violées. Les corps carbonisés par les bombardements au napalm. Les villages détruits. Les harkis qui trahissent et ceux que la France a trahis. Là-bas, pourtant, il a rencontré Mireille, il rêvait de fonder une famille et d'ouvrir un garage en France. Mais il a fini à la chaîne des usines Renault de Billancourt, habité une HLM, et finalement tout largué pour revenir croupir, en 1973, dans son village natal, broyer du noir et se battre avec ses fantômes.
D'autres, comme son cousin et voisin Rabut, ont aussi été appelés en 1960, et ont connu l'horreur. En apparence, ils s'en sont sortis. Ils mènent aujourd'hui de petites vies respectables. Ils ne se vautrent pas dans l'abjection comme Feu-de-Bois. Mais ils sont pareillement hantés, malgré les lourdes doses d'anxiolytiques. Ils se cachent toujours pour souffrir. Ces mots, par exemple, Rabut n'a jamais osé les dire à sa femme: «Nicole, tu sais, on pleure dans la nuit parce qu'un jour on est marqué à vie par des images tellement atroces qu'on ne sait pas se les dire à soi-même.»
«Des hommes», magnifique et bouleversant lamento collectif, n'est pas un roman sur la guerre d'Algérie, c'est un livre où parlent tous ceux qui ne trouveront jamais la paix. C'est un livre sur la guerre qui continue après la guerre. Aussi violente, sanglante, et injuste, elle est désormais intérieure, comme une hémorragie interne dont on ne guérit pas. Même si Laurent Mauvignier raconte, avec une force et une précision incroyables, les derniers combats entre l'armée française et le Flin, le traumatisme qu'il décrit est le même que celui dont ont souffert, à en devenir fous, à en mourir, les rescapés du Chemin des Dames ou les vétérans du Vietnam.
C'est le septième livre de Laurent Mauvignier. Le plus accompli, le plus torrentiel, le plus étourdissant, celui qui les rassemble tous: «Loin d'eux», «Apprendre à finir», «Ceux d'à côté», «Seuls», «le Lien» et «Dans la foule». Car depuis dix ans ce jeune et singulier romancier, qui tient de l'écrivain public et du psychothérapeute, n'a de cesse, en s'effaçant toujours plus, de rendre la parole aux sans-voix, d'arracher des aveux aux taiseux, de ressouder les destins brisés, de nommer l'innommable, d'écouter les survivants de désastres intimes - un suicide, un viol - ou de drames qui ont marqué les consciences, comme celui du stade du Heysel, en 1985. Sa prose, étonnante, organique et polyphonique, mêle les récits de tous ces anonymes pour n'en faire qu'un.
Ici, dans cette tragédie en quatre actes («après-midi», «soir», «nuit», «matin»), Feu-de-Bois, Rabut, Février et les autres, qu'ils l'exhibent ou la dissimulent, qu'ils la fassent saigner ou la pansent, portent la même blessure et semblent charger Laurent Mauvignier d'en mesurer la largeur et la profondeur. Ils ont raison de lui faire confiance: ce grand écrivain ne les trompera jamais, et sa main ne tremble pas.
Jérôme Garcin
Le Nouvel Observateur - N° 2338 - 2009
Télérama
n° 3111 - 29 août 2009
Voilà trois ans, Laurent Mauvignier signait Dans la foule, un roman en forme de ola déchaînée, une oeuvre sismique sur la tragédie du Heysel, qui frappait par son style déferlant, ses phrases longues et noueuses, son art de l'apnée vorace. Il revient aujourd'hui avec la même endurance à l'estomac, pour explorer une zone trouble, quasi opaque, de l'histoire de France : la guerre d'Algérie, ce « séjour au club bled » que les appelés français ne purent jamais raconter aux leurs, parce que « oui, bon, c'est pas Verdun », alors il ne reste qu'à «continuer, reprendre, il faut avancer, ne pas remuer », et se relever la nuit avec une ques¬tion lancinante : « Qu'est-ce qui m'a échappé ? Qu'est-ce que je n'ai pas compris ? Il faut bien que quelque chose soit passé tout près de moi, que j'ai vu, vécu, je ne sais pas, et que je n'ai pas compris. »
Des hommes s'ouvre comme un film de Maurice Pialat : nerveux, élastique, ravageur, le premier chapitre pourrait faire un roman à lui tout seul tant la déflagration est assourdissante. Un repas de départ en retraite, dans la salle des fêtes d'un village enneigé. Parmi les invités, Bernard, alias Feu-de-Bois, fait tache, comme ce verre de vin qu'il lancera sur le pull chiné blanc et jaune de sa soeur. Même son odeur, une puanteur savonnée pour l'occasion, est le symptôme d'un passé mal étouffé. Une quarantaine de pages, pour dire la mise en quarantaine d'un homme qui n'a même plus droit à son prénom, un homme ravagé par ce qu'il a vu en Algérie, quarante ans plus tôt : « Quels sont les hommes qui peuvent faire ça. Pas des hommes qui peuvent faire ça. Et pourtant. Des hommes. »
Au plus près de la flammèche qui maintient cette épave en vie, Laurent Mauvignier traque les dernières preuves de son humanité avec une délicatesse poignante, où la crudité le dispute au merveilleux, où la mesquinerie avoisine la grandeur d'âme. Ses retours à la ligne, au beau milieu des phrases, sont comme des hoquets asphyxiés, des déglutitions étranglées. Ses dialogues sans guillemets, agglomérés à la narration, sont un appel à la libre circulation de la parole : peu importe qui s'exprime, du moment que le non-dit peut vociférer. A moins que cela ne soit le constat désolé de l'impossibilité de faire entendre sa voix.
Des hommes est aussi un livre sur le droit au silence. Au fil des chapitres, respecti¬vement intitulés « Après-midi », « Soir », « Nuit » et « Matin », la vérité la plus nauséeuse sur une époque honteuse se fait jour. L'atrocité dit son nom, l'opprobre, l'incrédulité, l'humiliation, la bestialité aussi.
Mais le témoin qui raconte a participé. Il s'appelle Rabut, cousin de Feu-de-Bois. Mystérieux narrateur, il se cache derrière les traumatismes en strates de Feu-de-Bois pour mieux se taire. « Alors, parler de lui, de Feu-de-Bois, Bernard, c'était déjà ça pour ne pas avoir à parler du tout », glisse-t-il au coin de sa confession salutaire. Ce doute sur la nécessité de briser le silence fait la force de ce livre à double fond, confiant dans l'irrémédiable cheminement de la conscience : « Ça a commencé par des mots écorchés, ou plutôt rabotés, escamotés, un flot sans aspérité, sans consonnes ni voyelles pour former des sons identifiables, mais on savait, je savais. »
Marine Landrot
Telerama n° 3111 - 29 août 2009
Livre Hebdo
5 juin 2009
Une petite ville de France. Un anniversaire dans la salle des fêtes. Soudain, le passé revient : la guerre d’Algérie. Un roman fort et implacable de Laurent Mauvignier, entre chagrin et pitié.
Né en 1967, Laurent Mauvignier n’a pu connaître la guerre d’Algérie. Son père, en revanche, fut appelé comme tant d’autres, contraint de servir au « club bled », pour reprendre l’expression de l’un des personnages de Des Hommes, ce nouveau roman. L’écrivain a souvent dit l’importance qu’eurent, pour lui, les photographies prises par son père. « Sur ces photos, on ne voyait rien ; en tout cas pas la guerre. J’adorais cet album : ma mère racontait l’histoire de ces photos, une à une. C’est de là sans doute qu’est né mon désir d’écrire. »
Les photos, sur lesquelles on ne voit rien, hantent aussi le monologue par lequel Rabut, un sexagénaire, ressasse ses souvenirs, à la fin du roman : « J’ai regardé les photos […] et à ce moment-là j’ai pensé qu’en Algérie j’avais porté l’appareil photo devant mes yeux seulement pour m’empêcher de voir, ou seulement pour me dire que je faisais quelque chose de – peut-être, disons – utile. Après, je n’ai plus jamais pris de photographies. »
On n’en est pas là quand le récit s’ouvre, deux cent cinquante pages plus tôt, sur les soixante ans de Solange dans la salle des fêtes d’une petite ville française. Une ville où les gendarmes vont encore chercher le maire quand l’un ou l’autre des habitants se conduit mal ou risque de faire des bêtises. Tout le monde se connaît plus ou moins. On essaye de causer, entre le bar-tabac de la place ou le pavillon de l’un, la maison de l’autre. On se tait également : des vieilles histoires qui ne nous regardent pas, des « à quoi bon ? ».
Cet après-midi-là, Bernard – le cousin de Rabut, la soixantaine lui aussi – fait son apparition. On l’a surnommé Feu-de-Bois, tant il pue la vieille cheminée, la crasse et le vin. Il survit, taciturne, presque clochard, plus ou moins aidé par sa famille. Voilà qu’il tire de sa poche une broche luxueuse achetée pour sa sœur Solange. La tension monte aussitôt, pire que la gêne. Où a-t-il trouvé l’argent ? Les comptes mal réglés de l’héritage maternel affleurent. On pousse Feu-de-Bois dehors.
Au cours de la bousculade, Feu-de-Bois s’en est pris à Chefraoui, un nouveau venu dans la ville, ami de Solange. Il l’a traité de bougnoule. Puis – dans une magnifique scène d’angoisse – s’en est allé vers la demeure de « l’Arabe », menaçant la femme et les enfants de sa seule puanteur muette, buttée, imbibée, titubante : un bloc de violence près d’exploser.
Il y aura enquête : les gendarmes, justement, le maire perplexe, Solange embarrassée, Chefraoui qui veut minimiser, Rabut miné par les quarante ans passés depuis son compagnonnage avec Feu-de-Bois dans les djebels. Et la journée se déroule comme la tragédie classique : de l’après-midi dans la salle des fêtes jusqu’au matin suivant, en passant par les étapes du soir et de la nuit au cours desquelles Rabut va tenter d’extirper ses souvenirs des profondeurs, hors de la souffrance mate et du non-dit.
Laurent Mauvignier cite Jean Genet : « Je me demande où réside, où se cache la blessure secrète où tout homme court se réfugier si l’on attente à son orgueil quand on le blesse ? Cette blessure qui devient ainsi le for intérieur… ». Avec une réserve presque janséniste, c’est vers le for intérieur que la narration se dirige, changeant plusieurs fois d’angle de façon très subtile. On admire notamment cet art qu’a Mauvignier de donner aux descriptions l’inexorable force d’un effet retardateur, comme si le mot ou l’image si longtemps conjurés allaient enfin s’extraire du silence.
Après l’excellente évocation des non-dits et des non-vus de jeunes gens pris dans la catastrophe du stade du Heysel (Dans la foule, Minuit 2006), Laurent Mauvignier signe encore un grand roman, fort et fermement tenu, d’une grande pitié pour le cœur des hommes.
JEAN-MAURICE DE MONTREMY
Livre Hebdo, semaine du 5 juin 2009
Poche double
Traductions
Etats-Unis
The wound, University of Nebraska Press, French voices, 2015,
traduit par David Ball et
Nicole Ball, préface de Nick Flynn
Pays-Bas
Over mannen (trad. Manik Sarkar en Pauline Sarkar), De Geus, 2013
Danemark
Såret (trad. Ulla Gjedde Palmgren) Arvids, 2012
Allemagne
Die Wunde (trad.Annette Lallemand). DTV premium, 2011
Espagne
Hombres (trad : Antonio-Prometeo Moya), Anagrama, 2010
Italie
Degli uomini. (trad : Yasmina Melaouah), Feltrinelli, 2010
Chine
(trad : Yu Zhongxian),
Art & Littérature, 2010
Algérie
Version originale.
Editions Barzakh pour l’Algérie,
2010
Contact :
Pour contacter directement Laurent Mauvignier, on peut envoyer un courriel aux Éditions de Minuit, à : presse@leseditionsdeminuit.fr qui feront suivre. Ou par voie postale : Laurent Mauvignier, les Éditions de Minuit, 7, rue Bernard-Palissy 75006 PARIS.
Agent : Isabelle de la Patelière - UBBA - 3, rue de Turbigo, 75001 PARIS - info@ubba.eu
Archives :
On peut trouver à la disposition des chercheurs un fonds Mauvignier à la Bibliothèque Jacques Doucet des Universités de Paris. bljd.sorbonne.fr