Présentation
Prix du roman Fnac 2006
Presse
l’Humanité
19 octobre 2006
UNE ÉCLATANTE RÉUSSITE
« Le cinquième roman de Laurent Mauvignier se présente comme un livre magistral. L’un de ceux dont on sait déjà qu’ils compteront dans le paysage littéraire. Il y a certes le sujet, la tragédie du stade du Heysel et ses 39 morts, le 29 mai 1985, entre sanglant fait divers de la modernité et drame à l’antique. Mais plus encore ces monologues tissant une toile, de laquelle lentement se dégage l’image signifiante d’une époque. L’intime et les phénomènes du monde dans une rare résonance.
Le récit se déploie en trois actes. Ses acteurs se croisent à l’occasion d’une finale de Coupe d’Europe des clubs champions. Ils viennent des bords de Loire, de Liverpool, de Gênes ou de Bruxelles. Tous sont jeunes. Jeff et Tonino poursuivent en France de vagues études. Geoff, en Angleterre, étouffe dans sa ville dévastée par la crise et la violence sociale du thatchérisme, tandis que ses deux frères aînés se sont arrangés avec leur misère morale. Tana et Francesco, en Italie, viennent de se marier : le match du Heysel prélude à la visite d’Amsterdam, destination de leur voyage de noces. Gabriel et Virginie, dans la capitale belge, mènent une existence apparemment aisée. Les voix narratives de Jeff, Geoff, Gabriel et Tana tour à tour s’élèvent, monologues intérieurs qui se croisent, s’éclairent et se complètent à la façon des différentes parties d’un chœur. Une fatalité s’est en effet mise en marche, qui bientôt les réunit. Ils évoquent les heures qui précèdent, quand chacun, encore inscrit dans son histoire singulière, son roman familial, converge vers le lieu du sacrifice. Puis racontent la lente montée de la déflagration à l’intérieur du stade et ses échos au dehors. Enfin restituent l’état de la longue dévastation, de chaos mental, qui s’ensuivra pour tous.
Laurent Mauvignier compose une œuvre en même temps limpide et complexe, d’une considérable richesse de registres. Roman picaresque, noir, sentimental, roman de gare, roman épique, tragique… : c’est le genre entier, dans ses infinies postures, qu’il convoque ici. Avec le vol, par Tonino et son acolyte Jeff, de deux billets d’entrée, la veille du match. Et Gabriel, la victime, sur la piste des deux indélicats. Avec Virginie en séductrice et Tana en ravissement devant Francesco. Et Geoff, dans le train des supporters, la bière et les grivoiseries, le roulement sourd et les chants. Le football ? Une force obscure et aliénante, « Une fatalité à rajouter au malheur des femmes de Liverpool ». La vision est large, pénétrante, renvoie à de grands récits anciens. La phrase, tantôt haletante et syncopée, tantôt lente et grave, s’accorde à l’avancée de ceux qui commencent de converger vers le Heysel. Difficile alors de ne pas songer, malgré la disproportion, à ces scènes du 27 août 1939 dans l’Acacia de Claude Simon : ces jeunes gens de toute l’Europe emportés dans un ferraillement cadencé, annonciateur de la catastrophe. Sauf que, chez Laurent Mauvignier, l’histoire bafouille entre trivialité et grandeur tragique.
L’horreur alors déferle. Des Anglais dans un virage du stade chargent « en meute ». Le discret Geoff se trouve parmi eux. Des Italiens viennent s’écraser contre les grillages en bordure de piste. Tana et Francesco sont du lot. Le champ de vision de la jeune femme bientôt se rétrécit à quelques centimètres carrés de béton, au bout d’une interminable descente. Il y a la perte du mari, les mots qui suffoquent, la sidération de Tana. Celle aussi du lecteur devant cette tranche de réalité brute, qui laisse la réflexion impuissante, en situation de malaise. On retournera ensuite à Liverpool, pour tenter d’approcher les raisons de cette violence, sans en distinguer vraiment le cœur. Une impitoyable plongée dans un monde borné par la télé, le pub et le foot. Mais également veule et lâche sans complexe. Le tableau est terrifiant de banalité et de normalité. Des pans d’histoire familiale dévoilent l’intériorisation de cette désolation. Pendant ce temps, du côté de Gênes, Tana connaît une seconde descente. Pour simplement survivre. Jeff et Tonino iront la voir, après le procès des hooligans, en 1988. L’apocalypse du 29 mai n’est plus « qu’une fissure qu’on ne voit pas ». Mais c’est un chaos autrement considérable qui se trouve ici admirablement suggéré. »
Jean-Claude Lebrun
L’HUMANITÉ, le 19 octobre 2006
La Quinzaine Littéraire
16-31 octobre 2006
LE SOUFFLE COUPÉ
Le 29 mai 1985 avait eu lieu à Bruxelles une finale de Coupe d’Europe de football, entre Liverpool et la Juventus de Turin. Ce devait être le « match du siècle ». Ce le fut en effet, mais le lendemain, les journaux titraient davantage sur la « tragédie du Heysel » que sur le but de Platini et la victoire italienne.
« Cette « tragédie » du Heysel est l’événement autour duquel les divers protagonistes de Dans la foule croisent leur monologue, se rappellent et racontent. Geoff et ses frères viennent de la cité ouvrière anglaise, Jeff et Tonino sont français, Gabriel et Virginie vivent à Bruxelles, Tana et Francesco se sont fait offrir un billet pour le match, à l’occasion d’un voyage de noces qui les mènera à Amsterdam. Les trajectoires de ces divers personnages se croisent, se rencontrent ou se frôlent : les hasards, bons ou mauvais, transforment des existences ordinaires en moments de vérité. Plus rien ne sera comme avant, une fois cette soirée passée.
Du match lui-même, nous ne savons quasiment rien. Pour celles et ceux qui aimant le football, assistèrent à l’incroyable spectacle (l’auteur de ces lignes en est), cette rencontre « sportive » a quelque chose d’irréel, de presque surréaliste, si l’on osait cet adjectif si souvent galvaudé : deux équipes prestigieuses ont joué ce soir-là comme si de rien n’était. Le temps n’était pas encore aux mercenaires et on avait caché la vérité aux joueurs : ils ignoraient qu’une bonne vingtaine de spectateurs italiens étaient morts asphyxiés. On a toujours dit que si le match n’avait pas eu lieu, on aurait compté des morts dans le centre de Bruxelles. Le procès des hooligans n’a abouti à rien.
Mauvignier n’est pas spécialiste de football, ni sociologue. Il ne défend aucune thèse et n’écrit pas un document. Il nomme à peine les footballeurs, ne raconte rien du déroulement de la partie. Le match est l’un de ces vides autour duquel il bâtit sa fiction. Le roman est découpé en trois temps : avant, pendant ces heures qui précèdent le match et le suivent, et quelques années après. Avant c’est donc la joie ou l’excitation, l’insouciance. Pour les uns, Anglais, une affaire de famille. Pour les Italiens, superstitieux, le noir et blanc du maillot turinois est signe de mauvais augure. Mais rien de plus. On sent pourtant, une lente et insidieuse montée du malaise, car Jeff et Tonino, profitant de la négligence de Gabriel lui ont volé ses billets pour assister au match. L’une des trames de l’intrigue se forme ainsi ; Gabriel recherche les deux garçons pour récupérer ses billets et dire leur fait aux voleurs. Tension aussi générée par l’errance de supporters avinés dans une capitale belge dépassée par l’événement : la chaleur pesante ajoute aussi à cette atmosphère que l’on peut ressentir un soir de match, dans ces lieux que fréquentent surtout les hommes entre eux. Gabriel supporte mal les autres, amis ou étrangers, qui rôdent autour de Virginie ou rient avec elle. Sa jalousie maladie, puis sa hargne à l’égard des deux voleurs donnent à ses monologues une dimension âcre, que des phrases saccadées, le jeu des répétitions rendent avec précision.
Tout autre est la voix de Geoff, troisième d’une fratrie dans laquelle Doug, l’aîné incarne le hooligan tel qu’on se le figure. Ce serait méconnaître le romancier Mauvignier que de s’en tenir au stéréotype : Doug est une brute dangereuse, d’une violence souvent incontrôlable, mais un être humain dans toute sa démesure, surtout. Parmi les très nombreux passages dans lesquels Geoff évoque ce frère, il en est un, particulièrement beau. On y voit ce casseur de « pédés » ou de SDF sur le point d’humilier un clochard ivre. Il ne frappe pas, ou pas encore, mais on sent la haine de Doug. La famille au récit de ce fait se tait, honteuse, prise dans la douleur de devoir assumer ce fils ou ce frère. Tout Liverpool est dans les mots de Geoff : l’histoire de ce port, de ses ouvriers est entièrement dans l’évocation des intérieurs ; la culture populaire résiste à travers les objets, les couleurs, et d’abord de rouge de l’équipe locale, et du monde ouvrier. On survit en s’opposant à Thatcher, par l’éclat de rire et la pinte de bière.
La beauté de ce roman tient à ce qu’il n’est jamais manichéen, à ce qu’il met en relief la complexité de chacun. Sa famille aime Doug « malgré ce qu’il est ». C’est dit dans la langue de ces gens ordinaires et que Mauvignier réinvente. Pour qui n’a jamais lu Loin d’eux ou Apprendre à finir, ses premiers romans, la langue de Mauvignier est unique et puissante. Elle est faite de ressassement, de mots qui reviennent, de subordonnées qui scandent, sur lesquelles on bute comme on se cogne contre des rocs tranchants. C’est une langue lyrique qui brasse les émotions et nous jette au fond de nous-mêmes. On voudrait la dire à voix haute, ce pour quoi elle est faite, car sa musicalité est celle de certains oratorios, ou requiem.
Cette langue s’incarne au plus point dans les monologues de Tana, veuve à peine mariée, asphyxiée par la mort de son jeune époux, et bientôt dévastée par la souffrance. Sensations et souvenirs se mêlent dans des phrases à peine ponctuées, disposées en paragraphes qui isolent un mot ou le seul prénom de l’absent, comme dans une litanie ou les hurlements des pleureuses de Méditerranée. Or là aussi, le mot « mort » jamais écrit : c’est un « trou d’air » qui crée le vide, coupe le souffle, avant que l’évocation des funérailles en Ligurie, dans le petit village dont sont venus les jeunes époux ne jette une lumière crue sur la réalité.
Si l’on décidait de ne retenir qu’une trajectoire, la plus accomplie du roman, serait celle de Tana, entre l’avant et l’après. En effet, dans la troisième partie du roman, la jeune femme devient la principale narratrice ou héroïne de Dans la foule. Le deuil l’a métamorphosée : la belle jeune femme est une silhouette qui s’égare, entre aventures d’une nuit et errances sans but. A peine Francesco mort, elle a décidé qu’elle serait « fidèle à la vie » et elle l’est jusque dans la déchéance. La vie reviendra, au moment où elle ne l’attend plus, lors de retrouvailles en Sardaigne, dans une sérénité, un bonheur simple qu’on n’imaginait plus, et qui fait aussi la singularité de ce roman dans l’œuvre de Mauvignier. Oui, le jeune écrivain qui semblait atteindre une limite avec Seuls, son précédent roman, trouve dans ce roman pluriel, très ample, brassant des voix si différentes un souffle nouveau. On le sent emporté par une Histoire qui dépasse le cadre dans lequel il semblait contraint.
Dans la foule est une promesse. On savait Mauvignier généreux, on sentait que son univers dépassait de beaucoup le simple cadre autobiographique ou autofictionnel qui reste celui d’une certaine prose française. Apprendre à finir, déjà, masquait autant qu’il la montrait, la sale guerre d’Algérie. Un banal match de football entré dans la légende noire trouve ici des voix pour s’ancrer dans les mémoires. »
Norbert Czarny
LA QUINZAINE LITTÉRAIRE, du 16-31 octobre 2006
Le Magazine Littéraire
octobre 2006
LA DISPARITION DU HOOLIGAN
Émouvoir le lecteur sans faire du Marc Lévy, c’est possible. Laurent Mauvignier le prouve encore avec Dans la foule, tout à la fois roman à l’esthétique moderne et histoire bouleversante.
« Un personnage est singulièrement absent du nouveau livre de Laurent Mauvignier, Dans la foule : le hooligan. Le mot n’apparaît qu’à une ou deux reprises. Il semblait pourtant naturellement appelé à figurer de nombreuses fois dans le récit : la foule du titre, c’est celle des supporters venus de toute l’Europe assister à la finale de la Coupe des champions entre Liverpool et la Juve, le 29 mai 1985, au stade du Heysel, à Bruxelles. Mais avant le début du match, une centaine d’Anglais chargent dans les gradins italiens. C’est la panique. Un muret s’effondre. Trente-neuf personnes meurent écrasées ou étouffées. Alors pourquoi Laurent Mauvignier ne compte-t-il pas plus de hooligans dans la foule ? Parce que le terme hooligan appartient au dictionnaire, à l’article de presse, aux rapports d’enquête, aux commentaires télévisés. Il sert une vision froide, extérieure, globalisante des faits, qui divise le monde en catégories grossières pour mieux l’expliquer. Or l’écrivain fait tout le contraire : il s’intéresse non pas aux événements, mais aux êtres. Il redonne singularité et complexité aux individus qui composent la foule. Il ne l’observe pas de haut, il plonge dedans, et révèle la vie intérieure de quelques anonymes, qui désormais s’appellent Jeff ou Tana, Geoff ou Gabriel. Ils ont vécu le drame, et le hooligan ne peut plus faire partie de leur vocabulaire. Pour Geoff, l’Anglais, comment ce simple mot pourrait-il contenir ses frères et lui, les qualifier et les condamner ? Pour Tana, l’Italienne, comment ce mot pourrait-il expliquer la mort de son mari ? Même le nom de Dieu n’y peut rien : « Comme j’aimerais croire en Dieu pour connaître le plaisir d’arracher la majuscule à son nom, la piétiner pour qu’à son tour il vacille et tombe et meure d’asphyxie par compression de la cage thoracique. Mais je ne crois pas en lui et je n’aurais à maudire que le hasard et l’indifférence, ce qui ne laisse pas le même goût dans la bouche », dit-elle.
Cette disparition du hooligan est la conséquence de la disparition, chez une famille d’auteurs dont Laurent Mauvignier est un talentueux représentant, d’une certaine idée de la fiction : le roman comme miroir, l’écriture comme regard, le personnage comme porteur de l’histoire. Jeff ou Tana, Geoff ou Gabriel ne sont d’ailleurs pas tant des personnages que des voix, un Je qui parle (Je-ff et Ge-off) et s’élève au-dessus du brouhaha de la foule. Il suffit alors d’ouvrir le livre pour les entendre, dans leur déchirante vérité. Car peu d’écrivains possèdent la maîtrise du monologue intérieur comme Laurent Mauvignier. Maîtrise qui prend la forme paradoxale d’une non-maîtrise : la phrase est lâche, elle se répète, s’interrompt, se reprend sans logique apparente. Ce style ne témoigne pas seulement d’un souci du réalisme – faire coller la phrase au rythme irrégulier de la pensée – il est le signe d’une méfiance à l’égard du réel, d’une remise en cause de la capacité de la fiction à ordonner le monde –raconter, à l’origine, c’est compter. Les voix de Laurent Mauvignier cherchent, doutent, s’interrogent. L’incertitude et l’inquiétude règnent en maître. L’incipit, faussement anecdotique, l’annonce clairement : « Nous deux, Tonino et moi, on n’aurait jamais imaginé ce qui allait arriver. » Ce n’est pas seulement le narrateur qui s’exprime, mais bien l’auteur, qui se sait impuissant à domestiquer le monde avec des mots. La vie et les sentiments sont trop fragiles et changeants, fuyants et mystérieux. À quoi se raccrocher alors, si rien d’autre n’est certain que nos voix finiront par se perdre dans la foule ?
« Jusqu’à la fin des temps il y aura un connard pour expliquer pourquoi il est le seul à être aussi savant dans un monde en cendres, et il l’expliquera aux cadavres et aux pierres en pointant vers eux un doigt menaçant », écrit Laurent Mauvignier. Voilà peut-être le rôle du romancier aujourd’hui : être un anticonnard. Non pas expliquer le monde, mais tenter d’en raviver les cendres. »
Aimé Ancian
LE MAGAZINE LITTÉRAIRE, octobre 2006
Elle
18 septembre 2006
EMPORTÉS PAR LA FOULE !
Le premier lauréat de la saison est… Laurent Mauvignier, qui remporte le cinquième prix du roman Fnac décerné par trois cents libraires et trois cents lecteurs. Bien vu et bien lu.
« C’est comme dans un film de Hitchcock où l’on sait qu’une bombe est cachée sous la table et où l’on n’en finit pas de trembler en se demandant quand elle va exploser. D’emblée, « Dans la foule », on sait que ça va mal tourner. Le match du siècle, le stade du Heysel de Bruxelles, la finale de la coupe d’Europe des champions entre Liverpool et la Juventus de Turin… On ne se rappelle pas forcément la date mais on se souvient forcément des images, en direct à la télévision, du grand soir qui tourne à la tragédie : les supporters qui chargent, les gradins qui s’effondrent, les corps piétinés. Du coup, dès les premières pages, la pression monte. Quand les personnages de Mauvignier baignent dans l’euphorie, « ces moments où l’on sent que tout nous fait regarder le monde avec bonheur », nous, on est déjà dans la panique. Et l’on se dit que l’auteur d’ « Apprendre à finir », aventurier de l’intime s’il en est, a singulièrement changé de braquet avec ce sixième roman. Si on retrouve son écriture fluide et minutieuse, elle donne là toute son ampleur et son émotion à un sujet d’une envergure nouvelle. Qu’un auteur français ose se coltiner avec l’histoire contemporaine, la tragédie, le deuil, un événement plus grand que ses personnages, c’est une sacrément louable ambition. Tenue, maîtrisée, respect Mauvignier.
Ce roman choral à l’anglo-saxonne commence dans un tumulte de personnages et d’émotions. Il y a Geoff et ses frères from Liverpool, Tana et Francesco, italiens, amoureux et tout juste mariés, Tonino et Jeff, à peine arrivés de la gare du Nord, sympathisant déjà avec les Belges Gabriel et Virginie, profitant bassement de l’ivresse ambiante et de la gaieté sans méfiance pour leur faucher leurs billets. La joie de participer dans quelques heures à un événement unique et historique cède alors, chez le Bruxellois, à la rage froide de la vengeance à tout prix. Et nous, on s’attache, en attendant le désastre qui, d’un coup, rend caducs tous les sentiments d’avant. Au travers les monologues intérieurs, Laurent Mauvignier raconte le chaos, la peur, les cris, la fuite, les visages, la solitude surtout, d’une manière vraiment saisissante. Et puis, comment on vit après ? Du beau travail. »
Olivia De Lamberterie
ELLE, 18 septembre 2006
Sud-Ouest Dimanche
17 septembre 2006
EMPORTÉS PAR LA FOULE
Laurent Mauvignier. Il a écrit un grand livre sur la perdition à travers la rencontre, dans le stade du Heysel, de destins qui ne devaient pas se croiser. « Dans la foule » est un roman semblable et différent de ceux à quoi il nous a jusqu’alors habitués.
« De lui, on connaissait ses romans à la voix sourde et puissante qui puisaient dans les tréfonds des silences individuels. On savait sa volonté à creuser très loin et au-delà de la surface des choses pour dire ce que d’ordinaire on perçoit. Mauvignier immédiatement eu un style. Dès son premier livre, il nous avertit qu’il faudrait toujours compter avec sa terrible intransigeance. De lui, on savait également qu’il n’accepterait jamais d’abandonner son dessein de raconter une histoire, quitte à la presser jusqu’à la dernière goutte pour en tirer tout son suc. En cela, « Dans la foule » est un livre semblable et différent de ceux à quoi il nous a jusqu’alors habitués. Mais, disons-le également, « Dans la foule » est un livre splendide, un roman comme il en paraît trop peu en France à l’heure où la plupart des écrivains ont abandonné la seule ambition de dire leur époque, leur moment, leur vérité, et dont on déplore par seule exigence de justice qu’il ne se trouve pas sur la liste du prix Goncourt.
Barbarie. Le 29 mai 1985 se rencontrent fortuitement trois Britanniques, deux Franco-Belges et un couple d’Italiens. En 1985, ils se dirigent dans Bruxelles, vers un stade jusqu’alors peu connu, dont le seul nom deviendra ensuite synonyme de barbarie, de stupidité alcoolisée, de photographies de cadavres. Des hooligans de Liverpool ont foncé vers les tifosi italiens et les ont écrasés contre les grilles du stade à coup de barres de fer, de jets de canettes ou par leur simple brutalité. On relèvera 38 morts. On ne saura jamais combien sont restés marqués à vie. Laurent Mauvignier raconte l’ambiguïté de ces destins projetés les uns vers les autres en habitant réellement chacun de ses personnages. Il en fait même des morceaux de bravoure dans la description de ces enfants de Liverpool, l’un charpentier, l’autre modeste employé dans une quincaillerie, que ce rendez-vous transforme brutalement. Rien, jamais, n’est décrit de l’extérieur. Au contraire, ce sont tous leurs cheminements personnels, leurs histoires sociales, leurs échelles générationnelles, leur condition qui viennent peu à peu, par touches successives, compléter un portrait et rendre ces ineptes vociférants totalement compréhensibles à nous autres lecteurs, au point qu’ils nous semblent frères. De la même façon, Mauvignier – dont on ne sait pas à quel point il est capable d’être drôle dans soirs de hasard – arrive en ce noir tableau à glisser des scènes d’humour surprenantes quand les deux français, deux loustics désargentés, arrivent à voler les billets de Bruxellois, l’un saoulant le mari, l’autre, séduisant – ou séduit –, gagnant l’attention de la femme.
Enfin viennent Tana et Francesco. Ils sont italiens et jeunes mariés. Ils s’aiment et aiment la Juve, la Juventus de Turin aux maillots blanc et noir, dont le meilleur joueur se nomme Michel Platini, qui vient de France et a regagné un pays que son père avait dû quitter. Il y a dans ces portraits l’admirable simplicité d’un amour sans problèmes dont l’admiration pour le club n’est que le juste reflet d’une vie qui se veut simplement heureuse.
Rassemblés. Ils vont donc tous vers le stade et l’on sent dans ces pages denses combien la mort peut arriver. On y devine tout. L’odeur des frites, un accent grasseyant, les bières goulûment avalées à coups de grandes pintes. On entend les trompes. On sent l’âcre des fumigènes. Et quand le drame survient, la magie de ce livre fait qu’on ne peut être ni dans un camp ni dans l’autre, mais que l’on devient soi-même foule et magma, hommes seuls, rassemblés en un peuple. De cette foule solitaire et brutale, Laurent Mauvignier a su extraire l’essentiel de ce qui devient une œuvre, une extrême humanité servie par un style unique. »
Yves Harté
SUD-OUEST DIMANCHE, le 17 septembre 2006
Le Journal du Dimanche
17 septembre 2006
UN SOIR AU STADE, LE CHAOS
Laurent Mauvignier. A travers la catastrophe du Heysel, il raconte les jeunes gens de sa génération.
« On a la vie devant soi et puis, tout d'un coup, on a la vie derrière soi. On a vieilli vite, fort, mal. On restera donc, jusqu"au bout, dans une sorte d’étrangeté. Laurent Mauvignier, auteur de Loin d’eux (Minuit, 1999), est né en 1967. Il a écrit, avec Dans la foule, un roman sur sa génération. Des jeunes gens, qui n’ont pas connu directement la pauvreté, la guerre, la maladie, se retrouvent confrontés à un drame. Ils n’auront alors de cesse de chercher la paix dans l’oubli.
Mais toute l’œuvre orageuse de Laurent Mauvignier nous dit la même chose : ça ne marche pas comme ça. Silences pleins à ras bord de remords. Monologues envahis par des bouffées d’enfance. Solitude déchirée de multiples cris extérieurs. On reproche parfois à l’auteur de tremper sa plume dans une encre trop noire. Le bonheur et le malheur ne semblent pourtant pas appartenir à son champ d’investigation littéraire. Il est ailleurs. Laurent Mauvignier compose des œuvres de luttes, de cheminements, de corps, de déchirements. Il ne raconte ni la victoire ni la défaite mais bien plutôt comment on fait pour s’en sortir. Et le plus souvent, tout au bout, une fragilité lumineuse.
Dans la foule est un roman sur les rencontres. Une histoire de groupe, d’isolement, de fracas. On se perd et on se sauve les uns les autres. Des hommes et des femmes se retrouvent le 29 mai 1985 à Bruxelles afin de suivre la finale de la coupe d’Europe des champions au stade du Heysel. Il y a les Français Jeff et Tonino ; les frères Andrewson venus d’Angleterre ; les jeunes époux italiens Francesco et Tana ; les Belges Gabriel et Virginie. Des adultes jeunes et joyeux. Ils veulent le bruit sans la fureur. L’ambiance est électrique. Effervescence. Canettes de bière. Excitation.
On parle de « match du siècle » pour un affrontement entre la Juventus et Liverpool. Les personnages se frôlent, se croisent, se boudent dans un léger courant d’air de friction. C’est leur vie : les petites tromperies, les petits chapardages, les petites angoisses. On est dans les remugles de sa chambre mais on croit être dans les remuements du monde. Et puis, c’est la tragédie du Heysel. C’est, justement, le monde. La mort les yeux dans les yeux. Fracture et rupture. Et eux tous, qui venaient de pays et de milieux contraires, vont devoir se colleter à la même histoire. Ils se retrouvent à la fois proches (la catastrophe unit) et lointains (la souffrance isole). Ils grandissent en un instant mais sans tuteur pour les aider à se tenir droits.
Le drame du Heysel (la violence de la foule, l’effondrement des grilles de séparation et d’un muret, la bousculade meurtrière, le procès trois ans après) appartient à notre mémoire commune. Il sert ici de révélateur. Est-on jamais préparé à la disparition d’un proche ? Est-on jamais sûr de pouvoir sortir du silence ? Est-on jamais apte à se replonger dans la tragédie ? Laurent Mauvignier retrouve son écriture et sa thématique. Faire face au vide. Il montre, à travers des monologues et des dialogues à fleur de peau, une lutte à mains nues pour sortir du tunnel. Mais Dans la foule possède une ampleur particulière. Le moi se bagarre, non pas avec un environnement familial ou amoureux, mais avec un événement collectif. On passe de l’histoire à l’Histoire et puis soudain un choc de tôle froissée : leur façonnage réciproque. Le roman est envahi par des odeurs, des chairs, des regards. Laurent Mauvignier restitue les hommes et les femmes de l’intérieur. Il crée une langue ondoyante pour dire un univers âpre. Le personnage de Tana est magnifique. Elle est la plus solaire et la plus meurtrie de tous. Elle apprendra comme les autres, mais peut-être en fait plus que les autres, à vivre dans le désordre du monde. Elle trouvera une place dans le chaos. »
Marie-Laure Delorme
LE JOURNAL DU DIMANCHE, 17 septembre 2006
La Croix
14 septembre 2006
LAURENT MAUVIGNIER, LE ROMANTISME FUNÈBRE
Pour son cinquième roman, le jeune écrivain prend pour toile de fond la tragédie du Heysel et signe un roman d’une grande délicatesse.
« « Mon père était appelé pendant la guerre d’Algérie : il en restait des photos, confiait Laurent Mauvignier lors d’un entretien. Mais sur ces photos, on ne voyait rien ; en tout cas pas la guerre. J’adorais cet album : ma mère racontait l’histoire de ces photographies, une à une. C’est de là sans doute qu’est né mon désir d’écrire. » De là que naquit sans doute aussi la force de ce nouveau roman. Dans la foule repose sur l’invisible omniprésence du match auquel n’assistera aucun des personnages. La Juve contre Liverpool – le pire des matchs : celui du 25 mai 1985 au stade du Heysel, à Bruxelles. On le joua tout de même, bien que des hooligans britanniques aient provoqué une bousculade meurtrière avant le coup d’envoi.
En quelques instants, ce jour-là, en quelques images longues comme toute une vie, des jeunes – garçons et filles – vont connaître l’expérience d’une génération. Ils font partie de ceux qui ne purent entrer dans le stade, pris dans l’effroyable mouvement de panique. Assourdis, étouffés, sans s’y attendre et sans comprendre, ils deviennent des hommes et des femmes, face à un destin.
Même si les deux tiers du roman se déroulent avant, pendant et juste après le drame, Dans la foule n’est pas un livre sur le Heysel, encore moins sur le football. C’est un livre sur les villes : non seulement Bruxelles mais aussi les zones urbaines où vivent les jeunes gens – Grande-Bretagne, Italie. C’est plus encore un livre sur la brisure de ce qu’on aurait jadis appelé la « conscience de classe ».
Ils viennent de plusieurs pays d’Europe. Il y a des groupes d’amis et un duo d’amoureux. Ils sont pris dans le broyage d’un monde soudain compacté. L’expérience de la foule, sa violence, font tanguer les repères, les habitudes, les réflexes, les liens familiaux, les usages (ou l’absence d’usages). Ce sera, notamment pour Tana, l’Italienne, la perte incompréhensible de Francesco. Ils se rendaient à Bruxelles en voyage de noces. Après ce raz de marée d’images et de sensations, le jeune homme n’est plus qu’un corps roulé dans une couverture brune…
On entre dans le roman avec la voix de l’un des principaux narrateurs, Jeff. Il raconte comment Tonino et lui sont arrivés de France au Heysel. Puis c’est un garçon de Liverpool qui parle : de sa famille, de la haine, des skins, de la bière. Peu à peu nous entendons chacun des personnages. Ils arpentent la ville, s’approchent du stade – ils entrent dans le puissant vortex de la catastrophe. Après quoi, leurs voix racontent toujours : comment ils se sont croisés, perdus, retrouvés. Ce qu’ils n’ont sur dire ou penser. Et Tana, bouleversante, bouleversée, face à sa vie pour toujours sans Francesco.
Le dernier tiers du livre se déroule trois ans après le drame ; ils ont tous dû revenir à Bruxelles pour le procès. La mémoire travaille. Les personnages en ont pris conscience : ils ont une famille, un milieu, une histoire, le monde existe. Leurs vies sont celles de gens « de peu », banales. Mais tout a changé : « La voix et les images me crevaient d’autant plus les yeux d’une vérité impossible que j’avais la sensation de buter contre elles. »
Malgré le deuil, l’immense horizon de la mer et du ciel se déploie pour finir autour de Tana, en Italie, où Jeff et Tonino ont voulu la rejoindre. «Le monde s’est retourné en moi, dit Jeff en regardant Tonino et Tana nager dans la nuit blanche, tout à coup il me semble que je connais cette sensation, cette ivresse d’assister au monde en me tenant sur la marge, pieds droits, souffle retenu, près de tomber dans un précipice que je ne connais pas. »
Dès son premier roman, Loin d’eux (Minuit, 1999), Laurent Mauvignier (né en 1967) inventait une forme de monologue à plusieurs voix. Il exprimait la proximité des personnages mais aussi leur « éloignement » du personnage principal – un garçon qui lui-même se sentait « loin ». Apprendre à finir (Minuit, 2000, Livre Inter), puis les deux livres suivants – notamment Le lien (Minuit, 2005) – poursuivirent cette recherche sur le monologue et le dialogue. Plusieurs voix font entendre une seule basse continue : une pensée en mouvement, « une pensée indicible, précise l’écrivain, une pensée sans mots qui toujours cherche plus loin, parce que nous voulons nous éloigner sans perdre toutefois notre centre ; mais aussi parce que nous essayons de savoir ce qui échappe, de formuler l’informulable, de trouver ce qui manque ».
Si l’on est saisi par la « présence » des monologues à points de vue tournants, il faut aussi saluer, avec ce cinquième roman, le retour en force d’un réalisme social et politique d’une grande beauté verbale. Mais Dans la foule est aussi un roman de l’incompréhension et de la souffrance d’amour, un chant d’une grande délicatesse. Le romantisme ?
Jean-Maurice de Montremy
LA CROIX, le 14 septembre 2006
Le Nouvel Observateur
14 septembre 2006
LE STADE DE LA HONTE
Ils sont venus assister, dans le stade du Heysel, à la finale de la Coupe d’Europe de Football. L’auteur de « Dans la foule » les fait parler avant, pendant et après le drame.
« C’est un roman étouffant. Entre les préliminaires du drame, la tragédie elle-même et ses ondes de choc, le lecteur cherche sa respiration. Parfois, il repose le livre, ouvre la fenêtre, avale de l’air pur, avant de le reprendre. Il sait très bien que, vers la page 100, il va être soudain bousculé, piétiné, écrasé, déchiqueté. Car il connaît le score de la finale qui a opposé, le 29 mai 1985 à Bruxelles, la Juventus de Turin aux Reds de Liverpool : 38 morts, dont un gamin de 10 ans, à demi écartelé. Dans l’histoire du foot, le Heysel est devenu le stade de la honte et Liverpool, la ville-symbole de la barbarie. C’est une charge de supporters anglais, éméchés, masqués, armés de barres de fer, de bouteilles et de couteaux, qui a en effet provoqué la panique dans les gradins de la tribune Z, où étaient contenus les Italiens. Poussés par les hooligans, les tifosi ont été projetés et entassés contre le mur de béton qui, sous le choc, s’est effondré. Comble de l’horreur, ou supplément de cynisme à la violence footballistique, juste après que les victimes eurent été évacuées, le match s’est joué, sur une pelouse ensanglantée, devant 250 millions de téléspectateurs. Résultat : victoire de la Juve grâce au penalty de Platini. Il s’en est même trouvé pour dire, à Turin, que le tireur avait ainsi « vengé nos morts ». Le Heysel, parabole de la haine, de la folie et de l’hystérie contemporaines.
Vingt ans après, Laurent Mauvignier, héritier très français de William Faulkner et de Truman Capote, donne un visage à cette foule anonyme. C’est à travers les yeux de ses personnages qu’il raconte ce que devait être le « match du siècle », ce que fut son traumatisme. Et c’est en mêlant une poignée de destins individuels qu’il en fait un cauchemar générationnel.
Il y a Jeff et Tonino, arrivés de France, qui ont volé les billets de Gabriel et Virginie, des Bruxellois. Il y a Tana et Francesco, deux Italiens qui viennent de se marier. Elle rentrera seule. Il y a Geoff Andrewson et ses deux frères de Liverpool, l’un charpentier, l’autre magasinier. Tous se croisent, se frôlent, à un moment ou à un autre. Tous sont exaltés. Ivres, de penser : « Ça va être grandiose » et fiers de pouvoir déjà dire « Nous y étions. »
Beauté du petit matin dans les rues printanières de Bruxelles. Illusion politique d’une « communauté du foot ». Excitation de l’attente ensoleillée. Et puis, à mesure que l’heure du match approche, les clans se forment, les armées de supporters se soudent, la bière coule à flots, les insultes fusent dans la foule qui progresse vers le stade au son des crécelles et des cornes de brume. Geoff parle du sentiment de puissance qu’il éprouve « à être soûl dans le regard des autres, et d’être loin de chez soi, si loin tout à coup que je me prenais à rêver de n’avoir aucun compte à rendre à personne. Croire que je pouvais claquer des doigts et faire basculer le sort du monde, comme ça, toc ! ».
C’est Tana qui témoigne de l’incroyable violence de la charge britannique et du supplice des Turinois, « les lambeaux d’une chair effrayée, battue, retournée », « ces bruits d’ossements et ces craquements et ces voix qui s’exaspèrent, et mon front où viennent se briser des éclats minuscules de gravier », et Francesco, la cage thoracique brisée, qui meurt asphyxié tandis que les tribunes scandent « England ! England ! ».
Les rescapés du stade ont beau jongler avec les mots « impensable », « terrifiant » « monstrueux », « atroce », cela ne sert à rien, aucun ne peut exprimer ce qui s’est passé - « les mots sont comme des gamelles creuses dont le fer ne fait résonner que du vide ». Laurent Mauvignier, lui, n’en reste pas là. Des années plus tard, il continue de suivre à la trace ses personnages, ceux qui sont revenus, tête basse, à Liverpool, ceux qui se sont réfugiés dans la douce campagne française, ceux dont le travail de deuil n’en finira jamais. « À Bruxelles, j’ai compris que c’est le chaos qui est la norme », conclut Tana, jeune veuve de 23 ans.
Voici donc le sixième roman de Laurent Mauvignier, cet écrivain d’une extrême sensibilité et d’une grande rigueur qui ne cesse d’explorer la souffrance, la solitude, le désespoir de ses contemporains et de rendre la parole aux sans-voix. Fidèle à sa méthode endoscopique et à son style organique, il construit tous ses romans autour de longs monologues intérieurs. Dans la foule est un chœur de confessions époumonées, une polyphonie de douleurs singulières que le 29 mai 1985 a réunies, que Mauvignier nous restitue dans une fresque qui décrit à la fois la fin d’un monde et le tonitruant silence qui s’ensuit. Le plus surprenant, le plus émouvant aussi : du pur spectacle de la bestialité, Mauvignier a su tirer un livre d’une grande humanité. Ne cherchez pas à comprendre. Lisez. C’est inoubliable, comme le Heysel. »
Jérôme Garcin
LE NOUVEL OBSERVATEUR, 14 septembre 2006
So Foot
septembre 2006
FOULE SENTIMENTALE
Avec Dans la foule, son nouveau roman, Laurent Mauvignier se penche sur le drame du Heysel. Une audacieuse entreprise littéraire qui pourrait lui valoir un Goncourt de circonstance.
« Laurent Mauvignier a toujours été un écrivain du déchirement. Si, en matière de sport, il est plutôt de nature ligamentaire, l’écrivain s’est fait une spécialité de décrire des individus confrontés à une douleur mentale trop forte pour eux – le suicide d’un proche dans Loin d’eux, l’éloignement amoureux dans Apprendre à finir, le viol dans Ceux d’à côté, etc. Mais ses histoires restaient jusqu’alors de l’ordre de l’intime, d’un petit cercle de personnes. C’est pourquoi le prétexte de son nouveau roman, Dans la foule, peut surprendre : la tragédie du Heysel.
Bruxelles, 29 mai 1985. L’Europe s’apprête à vivre une finale d’anthologie, entre les Reds de Liverpool et la Juve de Platini et Boniek. L’envie d’assister à ce grand moment est telle que Jeff et Tonino, deux fans de foot français, vont jusqu’à voler leurs billets à des amis, Gabriel et Virginie. Non loin du stade, ils croisent un couple d’Italiens, Tana et Francesco, tout juste mariés. À quelques pas, accompagné de ses frères et de ses amis venus d’Angleterre, Geoff attend lui aussi le coup de sifflet inaugural. Jusqu’au drame qui nouera à jamais le destin de tous ces personnages.
Il est tellement rare qu’un écrivain français ose aborder franchement l’histoire contemporaine, avec un récit ambitieux, qu’on ne peut que saluer le projet de Mauvignier.
À l’image de Gus Van Sant avec Elephant, Laurent Mauvignier reprend un événement gravé dans notre mémoire collective et multiplie les points de vue à l’aide de sensibles monologues intérieurs.
Dès que l’on est à proprement parler « dans la foule », la démonstration littéraire devient éblouissante. Mauvignier décrit avec une extrême justesse ses héros – jamais caricaturaux – perdus dans le mouvement général, houle humaine qui pourrait renverser les naufragés à tout moment. L’après-drame est également bouleversant, certains passages quasi insoutenables, jusqu’à un épilogue presque apaisé absolument splendide. Comme un requiem, avant de retourner au stade. »
Baptiste Liger
SO FOOT, septembre 2006
Télérama
13 septembre 2006
STADE FINAL
« Ce sont des instants qui appartiennent encore presque au présent, pour mieux dire à l’histoire immédiate. Un champ de bataille urbain, avec ses guerriers, ses bourreaux, ses victimes. L’accès de violence achevé, on comptera les morts – 39 corps, très exactement, et des centaines de blessés. Autour d’eux des pleurs, de l’incompréhension, de l’incrédulité. Du désarroi. De l’hébétude. Ce champ de déshonneur est le stade du Heysel, en ce jour de mai 1985 où, à Bruxelles, en marge d’une finale de Coupe d’Europe opposant la Juventus de Turin à Liverpool, survint le désastre : une flambée de violence dans les tribunes, des insultes et des coups, un mouvement de panique, des personnes piétinées, d’autres étouffées par la foule. C’est au cœur de « nuit du Heysel », dans ce chaos de larmes et de douleurs, que Laurent Mauvignier a choisi d’ancrer Dans la foule, s’inscrivant ainsi de plain-pied dans le réel le plus trivial, le plus concret, le plus véhément qui soit. Ce faisant, l’écrivain, pourtant, ne quitte pas cette sphère intime, cette intériorité dans laquelle on a pris l’habitude de le voir évoluer : Dans la foule est un superbe et puissant huis clos de voix, une chorale de monologues intérieurs singuliers qui, ensemble, et de façon prégnante, tissent le récit de ces instants de débâcle, en sondent l’absurde et sourde et inintelligible violence.
Ils sont quelques-uns, sur lesquels se focalise le romancier : Jeff et Tonino, vaguement voyous, pas bien méchants au fond, arrivés du nord de la France, ; le paisible Geoff, débarqué de Liverpool avec ses frères ; Francesco et Tana, ces deux-là venus d’Italie, en voyage de noces ; Gabriel et Virginie, qui, eux, vivent à Bruxelles, et son empêchés bien malgré eux d’accéder au stade… Tous ont à peu près 30 ans, et leurs chemins vont se croiser en cette journée, en cette ville. On ne connaîtra pas leur visage, ils ne comparaîtront pas, de face ni de profil, afin de se laisser identifier. Mais leurs mots en diront davantage sur eux-mêmes et sur les autres que les signalements les plus rigoureux, les analyses psychologiques les plus avisées, davantage sur l’événement lui-même et sa violence abstruse que tous les rapports policiers ou journalistiques les uns aux autres ajoutés.
Leurs mots, mais aussi leurs silences, leur respiration tantôt lente, tantôt oppressée, diront notamment comment la joie et l’insouciance teintée d’enfance se métamorphosent soudain en barbarie pure, l’effet d’entraînement et la fièvre qui transforment un individu ordinaire en une brute incontrôlable. Ils diront aussi comment, face à la violence, naissent la peur et l’instinct de survie. Ils diront encore l’égarement des rescapés, le deuil inconcevable, la solidarité spontanée et irréfléchie et, du côté des bourreaux, la honte effarée ou le sentiment d’impunité. Ils diront enfin – mais cela, ce sera bien plus tard, quand les blessures des uns et des autres auront commencé à se refermer –, le besoin d’intelligibilité et l’envie de vivre qui revient, malgré le traumatisme et le souvenir, presque malgré soi. »
Nathalie Crom
TÉLÉRAMA, le 13 septembre 2006
Poche double
Traductions
Pays-Bas
In de menigte.
Traduction : Manik Sarkar
De Geus, 2008
Grande-Bretagne
In the crowd.
Traduction : Shawn Whiteside
Faber and Faber, 2008
Espagne
En la turba
Traduction : Juana Salabert
Nocturna Ediciones, 2017
Contact :
Pour contacter directement Laurent Mauvignier, on peut envoyer un courriel aux Éditions de Minuit, à : presse@leseditionsdeminuit.fr qui feront suivre. Ou par voie postale : Laurent Mauvignier, les Éditions de Minuit, 7, rue Bernard-Palissy 75006 PARIS.
Agent : Isabelle de la Patelière - UBBA - 3, rue de Turbigo, 75001 PARIS - info@ubba.eu
Archives :
On peut trouver à la disposition des chercheurs un fonds Mauvignier à la Bibliothèque Jacques Doucet des Universités de Paris. bljd.sorbonne.fr