Présentation
Presse
LIRE
novembre 2002
FAIRE SENTIR LE SOUFFLE DU VIOLEUR
« Une femme seule qui s’ennuie au point d’envier une femme violée, cela se trouve. Un violeur qui n’arrive pas à comprendre son geste et qui, ayant laissé sa victime inanimée, espère, avec angoisse, qu’elle n’est pas morte, cela existe aussi. Mais il n’est pas donné à beaucoup d’auteurs de savoir faire entendre le monologue intérieur d’une telle femme et d’un tel homme. De pouvoir faire suivre, à la voix, cette amie et voisine de la jeune femme violée, qui subodore que le criminel reviendra sur les lieux de son crime, et qui se met à l’affût. De faire sentir le souffle même du violeur, condamné par lui-même à rôder dans les parages de son forfait. En tout cas, Laurent Mauvignier, lui, sait le faire. Cette frustrée et ce violeur, qui se tournent autour sans le vouloir clairement, il leur donne une complexité, qui est celle de la conscience. Il montre comment deux existences jumelles par leur banalité même se trouvent comme aimantées l’une par l’autre au lendemain du drame. La manière dont les deux « narrateurs » se croisent, se dévisagent et se trouvent liés par un sourire, dans le noir, représente même une vraie prouesse narrative. Ceux d’à côté confirme le grand talent révélé par les deux précédents romans de cet auteur de trente-cinq ans : Loin d’eux et Apprendre à finir, eux-mêmes déjà constitués de monologues intérieurs. A l’opposé de l’émotion brute et de l’excès sanguin qui peuvent submerger ses personnages, il donne à leur langage une liberté très surveillée. Un parcours très balisé dans ses méandres. Il fuit le réalisme. Et procure au lecteur une sensation avant tout littéraire, qui le change des bredouillements du « vécu », des dégoulinements de certaines « autofictions » si prisés sur les plateaux de télévisions. »
Jean-Pierre Tison
LIRE, novembre 2002
LE MONDE
11 octobre 2002
LAURENT MAUVIGNIER,
EN RETRAIT DANS LA VOIX DES AUTRES
Sans aucune complaisance à l’égard de la violence banalisée, l’auteur d’Apprendre à finir met la parole à l’épreuve des misères quotidiennes.
« La phrase tourne, pivote, dessine des cercles autour de son objet. Elle s'en approche, va le toucher... Mais non, c'était une illusion. On ne l'atteint jamais. Pourtant c'est bien cet objet, cette chose innommable, honteuse, ce creux, cette déchirure où toute la pitié du monde se concentre, qui détermine et commande le mouvement de la phrase.
Laurent Mauvignier n'est pas le premier écrivain à tenter de dire la douleur brute et banale, la violence des situations individuelles, ces existences réduites à la seule dimension d'un quotidien sans horizon, à énoncer la litanie de l'impossible amour. Mais c'est l'un des seuls, probablement, à avoir trouvé une langue littéraire aussi adéquate et suffisamment élaborée pour transmettre la sensation d'une proximité véritable, presque physique, compassionnelle voudrait-on dire, avec les êtres imaginaires qu'il met en scène.
Dans ses deux précédents romans – Loin d'eux en 1999 et Apprendre à finir l'année suivante (tous deux aux Éditions de Minuit) –, comme dans Ceux d'à côté qui paraît en cette rentrée, Mauvignier ne cherche pas à reconstituer les vies de ses personnages, à leur tisser une biographie serrée et vraisemblable. Rien n'est exprimé sur eux, sur leur dos en quelque sorte. L'auteur se contente (si l'on ose dire), tout en se retirant lui-même, de leur donner la parole, de leur prêter une voix. La technique du monologue intérieur se fait ici éthique : il n'y a pas lieu, il y aurait même obscénité, à se substituer à cette parole, à couvrir, en la commentant, cette voix. Il suffit de la rendre assez pure. Et cette pureté, on la reconnaît au bouleversement qu'elle communique.
Deux femmes, Claire et Catherine, vivent sur le même palier. Claire, avec son ami Sylvain, va quitter l'immeuble, car elle a subi là un viol qui la laisse pantelante. Cathy vit seule, intérieurement seule. Dans cette vie comme évidée de toute joie, de tout espoir, le voisinage de Claire était devenu essentiel. Un peu de ciel s'ouvrait : cette relation suffisait à rehausser de vraies couleurs le gris de son existence. Mais parce que les sentiments et les désirs sont infiniment complexes, que leur ambivalence est comme une loi non écrite qui fait ployer l'existence, Cathy va entretenir le rêve du violeur.
“ Les bras lourds, le corps, sa fatigue, je me souviens, j'ai marché tellement longtemps à me dire tout ça. À tellement vouloir que tout ne soit qu'un rêve, un sale rêve comme on en fait et qui nous laisse si vide le matin, avec pour nous soutenir que les mots à attendre qui murmureraient à l'oreille que ce n'était rien qu'un mauvais rêve. Des mots à attendre, et puis aussi cette voix qu'on ne connaît pas qui saurait nous le dire. ”
Les paroles béantes des uns et des autres sont comme des corps compacts, saturés. La misère, sous tous ses visages, intime ou exposé, est une réserve commune ; ceux qui ne sont pas “ doués pour la vie ”, qui “ n'ont que la douleur d'être humiliés pour se rappeler qu'ils sont vivants ”, sont invités à y puiser. Ainsi, pour faire parler le violeur – admirables pages –, Mauvignier n'a pas eu besoin, comme cela se fait beaucoup, de s'identifier à lui. Par son retrait, sa manière et son style, il est parvenu à donner à son roman une incontestable puissance de vérité. »
Patrick Kéchichian
LE MONDE, 11 octobre 2002
LIBÉRATION
3 octobre 2002
ON ENTEND DES VOIX
Mauvignier fait écouter le monologue intérieur de ceux qui ne disent rien.
« Le truc de Mauvignier, c’est de donner de la voix. Pas de hurler, non, certainement pas, mais donner une voix à ceux qui n’en ont pas ; donner une première personne à ceux qui se prennent pour personne, un « je » à tel frère, telle épouse, telle ombre, voisin, voisine, tel inconnu, tous ces taiseux qui n’ont pas les mots pour dire le gros qu’ils ont sur la patate et qui s’aggrave à force d’être tu. Il a ce truc-là, Mauvignier, d’écrire dans la bouche des autres comme si c’était la sienne, pousser des monologues à leur terme, au moins jusqu’à la fin du livre, donner langue à des personnes (ce sont des romans, ce sont des personnages) qui n’auraient rien dit sans lui et nous les laisser mal consolés sur les bras, à nous pauvres lecteurs, démerdez-vous.
Ceux d’à côté, Claire et Sylvain, sont les voisins de palier de Cathy ou Catherine, c’est selon, surtout Claire, Sylvain n’habite pas là, un jour peut-être, pour l’instant, il n’est que le fiancé, s’il avait habité là, rien ne serait arrivé, mais ça… Ni Claire, ni Sylvain ne reçoivent la parole de Mauvignier, c’est Cathy et un autre qui parlent, qui écrivent plutôt, car ce n’est pas au prétexte qu’on écrit au nom d’un autre qu’on doit négliger l’écriture, au contraire, Mauvignie reconstitue dans une langue réfléchie, audible, ce ton inventé du monologue intérieur, inventé, forcément, puisque par définition personne ne l’a jamais entendu, le monologue intérieur de ceux qui ne disent rien. Cathy est l’amie de Claire, même après son malheur, elle continuera de la voir, car il y a un malheur, la mort frôlée, la peur, l’hôpital. Cathy surveille la cantine à midi et prépare un concours pour devenir professeur de piano, elle s’ennuie, elle est seule, trop d’amants pour ne pas espérer n’en avoir qu’un. Il y a une autre voix, anonyme, un jeune homme, errant, solitaire, dont les chapitres alternent avec ceux de Cathy, à force de se croiser dans le livre, il se pourrait bien qu’ils se croisent dans l’histoire, on sait ce risque, surtout que l’homme n’est pas pour rien dans le malheur de Claire, on ne sait pas ce qu’ils feraient de cette rencontre, un bien ou un mal, deux solitudes électrisées. Ils ont un ami commun, un prête-voix qui leur donne vie : Laurent Mauvignier. »
Jean-Baptiste Harang
LIBÉRATION, 3 octobre 2002
ROLLING STONE
octobre 2002
«Rarement un écrivain contemporain aura eu un tel souci de la phrase. Séquence heurtée et claudicante, toute de délabrement et de hernies, la phrase de Laurent Mauvignier s’insinue dans son lecteur pour le brûler (souvent) ou atteindre (parfois) une fluidité des plus apaisantes. Et cette stylistique hérissée n’est pas qu’une préciosité d’écrivain : elle est ici pour épouser au mieux les voix intérieures de personnages arrachés à eux-mêmes, rejetés dans la plus intense solitude, fantômes acides parmi les vivants. Dans l’admirable Apprendre à finir, prix du Livre Inter 2001, Mauvignier touchait plus que juste et le monologue d’une mère de famille abandonnée frappait en plein cœur. Ici, l’enjeu est redoublé. Mauvignier choisit de faire saillir les voix contiguës d’un violeur et de la meilleure amie de sa victime. Alterneront deux scansions parfois étouffantes, deux récits de vies amochés, brisés, aux bord de la folie ordinaire. On souffrira le martyre dans quelques-unes de ces pages où la ponctuation explose, laissant place au remugle d’une conscience dévissée, aveuglée par son inadéquation au monde. Livre de styliste, Ceux d’à côté prend tous les risques imaginables pour proposer un point de vue difficile, perturbant, sur la voix d’un bourreau. Et s’il est impossible d’évaluer la justesse d’une telle entreprise, d’un tel dispositif, on ne peut qu’être impressionné par l’effet hypnotique d’une écriture comme celle-ci, décidément unique. »
Mathieu Rémy
ROLLING STONE, octobre 2002
SUD-OUEST DIMANCHE
29 septembre 2002
LES OMBRES ET LES MURMURES
Avec ce troisième roman, Laurent Mauvignier poursuit son exploration de la solitude et des êtres en exil d’eux-mêmes.
« Il n’est pas indifférent que l’un des personnages de « Ceux d’à côté », Catherine, soit musicienne. Chez Laurent Mauvignier, la langue est d’abord une musique sans laquelle ni récit ni fiction ne peuvent advenir. Ses romans sont ainsi, des partitions qui bercent et réveillent, chantent et déchantent au long de subtils crescendos. « Ceux d’à côté » s’ouvre avec le récit de Catherine, voix blanche et douloureuse à laquelle fait écho, de chapitre en chapitre, celle de l’homme qui n’a pas de nom. Deux monologues s’entrelacent ainsi, qui s’étreignent sans jamais entrer en contact, sans se toucher, mais qui se suivent et se répondent avec la ténacité des êtres qui espèrent encore que l’amour viendra les déloger d’eux-mêmes.
Les âmes sondées. Catherine a des amis sur son palier, Claire et Sylvain, un couple qui finit par déménager parce que Claire s’est fait agresser dans l’immeuble. Catherine se retrouve seule, livrée à ce vide qui la tue à petit feu, ramenant parfois des hommes dans son lit mais embrassant l’absence malgré la présence des corps « (…) parce qu’on veut croire qu’un jour il y aura des choses à attendre, pourquoi pas quelqu’un, on se dit que ce sera quelqu’un parce qu’on ne sait pas quoi imaginer d’autre pour changer sa vie – et ne plus regarder par la télé, le soir, la vie des autres nous renvoyer le vide dans lequel elle nous trouve. »
Et puis il y a cet homme, dont on découvre que c’est lui l’agresseur, que sa misère est poignante, sa solitude sans fond, et qui soliloque à son tour, observant le monde sans pouvoir y prendre place comme si, pour certains, l’existence était confisquée. « Le monde ne me touche pas, dit l’homme sans nom, les choses, je les vois comme des promesses et elles ne me concernent pas longtemps, non, le temps d’y toucher et de les oublier. Comme si approcher c’était déjà suffisant, ou trop, qu’effleurer c’était déjà douloureux, qu’il fallait ne pas rester, baisser les yeux sur ce qu’on pourrait toucher en vrai… »
« Ceux d’à côté » sont ces êtres blancs, éternelles figures romanesques d’exilés inaptes à vivre dans la communauté des hommes et survivant à l’écart. Leur traversée solitaire est semblable à un baiser impossible dont Laurent Mauvignier rend compte en sondant les âmes avec cette écriture singulière, à la fois élaborée et spontanée comme la parole. Livrant dans ce troisième roman fait d’ombres et de murmures son âpre et belle métaphysique : « Et l’étrangeté des autres, on l’aime, oui, pour ce qu’on voudrait aimer de soi qu’on ne comprend pas. »
Sophie Avon
SUD-OUEST DIMANCHE, le 29 septembre 2002
JOURNAL DU DIMANCHE
29 septembre 2002
« Laurent Mauvignier est un des plus grands écrivains français vivants. Voilà, c'est dit. Pour ceux qui ne le connaissent pas, disons-leur que Loin d'eux (Éditions de Minuit, 1999) et Apprendre à finir (Éditions de Minuit, 2000, prix du Livre Inter 2001) sont des livres qui, plusieurs années après, chantent encore en nous. Un jeune homme qui a quitté sa famille, une femme qui récupère son mari après un accident de voiture, des personnages inoubliables, une voix unique, faite de monologues intérieurs qu'on entend plus qu'on ne les lit, une langue magnifique aussi. À trente-cinq ans, avec son troisième livre, Laurent Mauvignier confirme tout le bien qu'on pense de lui. Ceux d'à côté est encore un grand choc. Un écrivain qui marche sur les pas des maîtres.
Deux jeunes femmes, deux amies. Qui vivent dans deux appartements sur le même palier. Catherine – Cathy –, étudiante en musique, qui s'ennuie, seule ; et Claire (si claire), simple, amoureuse de Sylvain. Entre elles une cloison. À travers elle, des phrases qu'on entend, des murmures, des bruits. Peu à peu on découvre que Claire, qui s'en va, a été violée en rentrant chez elle ; Catherine, qui reste, a peur, s'en veut. Mauvignier ne s'arrête pas là. Lui qui sait si bien se mettre dans la tête des femmes (comme dans Apprendre à finir), se met maintenant dans la tête du violeur. C'est donc lui cet homme qui parle, qui rôde ; Le drame. Entre Cathy et lui.
Au-delà de l'intrigue, il y à les mots et les sentiments. Tout le talent de Laurent Mauvignier. On voudrait citer son livre entier, tant son regard et son écriture sont exceptionnels. Mais après l'extrait, que le JDD vous offre ici, il y a une solution : allez chez votre libraire ! On ne peut pas vous offrir mieux. »
Christian Sauvage
LE JOURNAL DU DIMANCHE, 29 septembre 2002
LA CROIX
19 septembre 2002
MAUVIGNIER, CHIRURGIEN DE L’ÂME
Avec une précision de neurologue, l’auteur d’ « Apprendre à finir » interroge, à travers les soliloques de ses personnages, le sentiment d’appartenance à soi-même.
«Le sentiment d’exister. Impalpable sensation qui n’appartient qu’à l’individu, dans le plus intime de sa conscience. Ou peut-être dans l’entier de son corps. Mais s’appartient-on à jamais à soi-même ? À quel moment peut-on décréter, tranquillement, que l’on mène sa vie, comme un capitaine le dirait de son navire, la main sur le gouvernail ? Prenez Catherine, dont Laurent Mauvignier décortique les pensées au fil d’un monologue, spécialité – au sens médical du terme – de l’auteur d’Apprendre à finir (Minuit, prix du Livre Inter 2001). A-t-elle donné à sa vie ce sens qui la distingue de Ceux d’à côté, en l’occurrence ses voisins d’immeuble, Claire, son amie et Sylvain, son compagnon qu’elle ne connaît pas bien ? A-t-elle impulsé à sa vie la force de ses désirs et de ses envies ? Lui a-t-elle imprimé le rythme de son cœur ? L’encéphalogramme est morne. « Tous les matins, c’est pareil, le bruit de la cafetière, le voisin au-dessus jusqu’au moment où je vais mettre de la musique pour me réveiller et ne plus l’entendre, lui, ni les bruits d’eau dans les tuyauteries, les voitures, oui, de la musique pour dormir encore et me dire qu’il va falloir se dépêcher, que je n’aurai rien fait encore ce matin, que rêvasser alors qu’il faudra se dépêcher pour aller vers midi à l’école, voir défiler les gamins dans le self et rester deux heures à regarder vivre tout ça (…) » Le flot de paroles coule mais ne se déverse pas. Catherine est de celles qui écoutent. Une vague aigreur s’attache à cet emploi trop systématique, mais la révolte est mort-née.
La violence est ailleurs. Dans le parti pris qu’a choisi Catherine. Son unique décision, c’est de vivre par procuration. D’épouser la douleur de Claire pour avoir le sentiment d’exister. « Je sais qu’avec Claire et Sylvain, je ne partageais rien. Que j’imaginais dans le leur l’idée d’un bonheur pour moi car maintenant, je sais que pour recevoir, il faut savoir tomber, comme la nuit, je partage les images, presque de souvenirs tellement ça me hante, l’image d’une main sur la rampe, cette ombre, cette odeur et puis le plancher qui craque avec aussi le bruit du café qu’elle était en train de moudre ».
Claire a été violée. Catherine le sait mais Laurent Mauvignier ne le dit pas. Pas plus qu’il ne donne de prénom à « l’homme ». Cet homme s’appartenait-il quand il a commis l’irréparable, ce qu’il appelle son « idiotie » ? En faisant surgir la question, l’auteur ne s’embarque pas dans une explication psycho-sociologique de mauvais aloi, propre à disculper le criminel. Son terrain, c’est l’exploration, au plus profond de la pensée. Chirurgien du monologue, il inscrit sur le papier les mots qui se succèdent dans une solitude infinie. Terrible relecture intérieure de l’ « homme » décomposant ses gestes au cours de l’un de ces monologues qui s’entrecroisent avec ceux de Catherine. Il ne nie pas son acte, souillure indélébile. Mais quelle est cette force qui « l’a jeté par terre, lui, quand il l’a fait tomber, elle ? »
L’énigme traverser l’ouvrage, comme le fil de cette pensée à deux voix. Le lecteur la reçoit, telle une équation à deux inconnues. De même, il s’interroge, troublé par la force de ce style percutant, dénué de toute afféterie émotionnelle. Catherine et l’homme vont-ils se rencontrer pour échapper à leur solitude ? On aimerait croire que leur dialogue avec eux-mêmes marque leurs débuts dans la vie. Ou plus exactement dans le métier d’exister. Ce serait espérer une clé que Laurent Mauvignier se refuse obstinément à donner, comme la marque d’un style singulier et dérangeant. Comme le signe, surtout, que la pensée ne se laisse pas enfermer. »
Bruno Bouvet
LA CROIX, 19 septembre 2002
LES INROCKUPTIBLES
18 septembre 2002
TRAGÉDIE MUSICALE
Mais comment fait Laurent Mauvignier pour réussir tous ses livres ? Se lancer des paris bien casse-gueule, peut-être, avoir une écriture magnifique, très certainement.
« À la base, il y a toujours soi et les autres. La condition humaine, c'est ça, la grande problématique, c'est ça, la littérature, c'est ça aussi, et chez Laurent Mauvignier, c'est complètement ça. Soi et les autres, sa voix qui dit et les autres qu'on regarde évoluer, qu'on observe, qu'on guette, qu'on ne comprend pas. La voix qui dit et les autres qui vivent. Qu'on regarde vivre. C'est ça, la cruauté au cœur des romans de Mauvignier, avoir souligné cet écart sa réussite ; sa force, c'est cette exclusion, celle qui sépare celui qui dit de ceux qui vivent. Les mots de Mauvignier sont de ceux qui tissent en même temps qu'ils montrent la paroi infime et invisible qui sépare le soi des autres, la voix “ qui dit ” de ceux “ qui vivent ”. Les autres, chez Mauvignier, ce sont toujours ceux qu'un narrateur, une narratrice, regardera vivre, comme le lecteur ou le spectateur assiste à la valse des personnages dans une fiction. Les autres, des personnages de fiction : ceux à qui arrivent les histoires, ceux à qui arrive l'amour, ceux à qui arrive la vie, ceux à qui tout arrive, y compris le pire. Loin d'eux (1999) et Apprendre à finir (2000), ses précédents romans, jouaient déjà de cette fracture, de cette opposition romanesque au sein même du livre, d'un même livre. Ceux d'à côté l'exacerbe dès le titre. Celle qui dit, Catherine, n’a pas de vie ou si peu : un concours de chant à passer (le Conservatoire ?), rien d'autre.
Ceux d'à côté, en langage Mauvignier, ce sont ceux qui vivent : sa voisine de palier, Claire, amoureuse d'un Sylvain, alors qu'elle, elle croit attendre l'amour sans savoir qu'elle n'attend déjà plus rien. Très vite, le viol : devinez qui est la victime ? La voisine, bien sûr, celle qui prend le risque de vivre, de se mouiller, littéralement – c'est dans une piscine que le violeur la repère et la suit jusque chez elle pour l'agresser sur son palier. Mais le plus beau, le plus casse-gueule, ce que Mauvignier a le culot d'oser, c'est de faire intervenir la voix du violeur, de l'intercaler sous forme de monologue intérieur avec la voix de Catherine, de les mettre en parallèle pour les faire parler chacun leur tour de leur vie, vide s'il n'y avait l'autre, celle qu'on côtoie ou qu'on percute – chacun sa façon pour s'approprier un petit morceau de sa vie. “ Celle d'à côté ”, celle qui aime et s'abîme, se souille mais qu'il faut garder en vie, parce qu'elle est le seul espoir d'amour, d'humanité, de ces deux voix qui jamais ne se conjugueront dans le roman. D'abord, on est agacé : comment Mauvignier peut-il se permettre de nous montrer un violeur gentil ? Seul lui aussi, qui souffre de cette solitude-là et de cette violence-là, faite à cette femme qu'il aurait préféré pouvoir aimer ; avoir le courage d'une vraie histoire d'amour plutôt que de se laisser aller à cette mascarade de rapport sexuel qu'est ce viol. D'abord, on n'a ni envie de le croire ni de l'admettre, surtout pas de l'accepter ; et puis on aimerait tellement que Mauvignier nous foute la paix, nous permette ce confort de ne pas avoir à y réfléchir !
Peu à peu, il parvient à nous l'arracher, cette compassion, en nous mettant du côté de cette solitude-là : du côté de celui qui dit, qui regarde les personnages de fiction évoluer. “ Alors, voilà au moins une chose que je sais. Au moins une. Il y a ceux qui savent et les autres, ceux qui n'ont que la douleur d'être humiliés pour se rappeler qu'ils sont vivants. Allez dire ça à ceux pour qui la vie est faite. Leur raconter que les victimes et les bourreaux c'est au même dégoût qu'ils se découvrent, aux mêmes fatigues qu'on les reconnaît. Et leur dire qu'on est quelques-uns à marcher au-dessous de l'humanité. Qu'on aurait bien voulu mais qu'on n'a pas choisi comme eux croient à tout bout de champ qu'on choisit sa vie, avec ceux qui disent que, eh oui, mon garçon, quand on veut, on peut. Ben voyons. ”
Les phrases ont beau être longues chez Mauvignier, elles ne mèneront jamais à l'autre : il est déjà mort (Loin d'eux), il vous quitte (Apprendre à finir), il plaque tout pour oublier d'avoir failli mourir (Ceux d'à côté). Entrer un peu dans sa vie, se faire croire qu'on y participe, qu'on participe à cette vie-là par procuration, il faut le violer ou se renier, comme Claire : “ Cette douleur à moi, là, qui faisait un creux et que j'entendais battre sous la peau. J'écoutais mon cœur en posant ma main sur la peau, ça bat, oui, ça bat encore mais comme ça faisait mal, les sourires sur leurs bouches. Il fallait baisser les yeux, il fallait rabattre bien sa paume sur le cœur pour ne pas laisser voir où ça me lassait, où eux me laissaient, sans s'en rendre compte, avec leurs yeux pour eux, sans les autres, sans savoir que les autres, c'était moi. ”Les phrases sont de plus en plus longues chez Mauvignier, mais elles ne mènent pas à l'autre car elles restent implacablement confinées au silence des voix intérieures.
Ceux d'à côté est un roman où ne résonne que le silence de ces voix chuchotées, où les cris de ceux qui vivent, de ceux qui souffrent, ne s'entendent pas, écrasés par le refrain de la solitude des autres : “ On s'y met tous, eux, moi, tous parce que, moi, je voudrais oublier son histoire et ne pas me dire encore, ça s'est passé devant ma porte et moi je n'ai rien vu, rien entendu, avec mon poisson rouge sur la commode, dans son bocal (...), moi dans ma bulle. Et je n'ose même pas dire à cause de la musique, alors qu'il faudrait dire à cause et non avec la musique, car c'est à cause d'elle que je n'ai rien entendu, la musique, comme si je devais pour toujours me dire que chanter c'était fait exprès pour ne rien voir, ne rien entendre. ” Tragédie musicale. Ceux d'à côté, c'est l'envers exact d'une comédie musicale, un film de Jacques Demy privé de sa rédemption finale : la rencontre. Ici, jamais on n'aura souhaité à ce point qu'un homme et une femme ne se rencontrent pas, que Catherine et le violeur, ceux qui restent quand Claire a déménagé, ne s'abordent jamais, même au cinéma où ils se croisent une fois. C'est un des tours de force de l'écrivain, de nous faire redouter ce qu'il a la force d'éviter radicalement : ce vieux classique du romanesque, ce cliché de là narration, qu'elle soit cinématographique ou littéraire. Catherine, c'est toutes les Lola, Delphine, Solange de Jacques Demy, mais qui seraient restées figées dans leur attente. Privées à jamais de happy end. »
Nelly Kaprièlian
LES INROCKUPTIBLES, 18 septembre 2002
LE NOUVEL OBSERVATEUR
5 septembre 2002
LA MORT VOISINE
Prix du livre Inter pour Apprendre à finir, cet écrivain de trente-cinq ans poursuit, avec une incroyable sûreté, son ascension des cimes du désespoir.
« Ici, le mot “ viol ” n'est jamais utilisé et l'on n'est pas inondé par le sang en crue. Laurent Mauvignier, dont c'est l'impressionnant troisième livre, sait bien que la littérature n'a nul besoin, pour s'exposer, d'être malaxée sur un étal de boucherie, ni la douleur, pour s'exprimer, d'être hyperbolique, voire hystérique. Et pourtant, il va très loin – plus loin que n'importe quel auteur de cette rentrée – dans la description de la souffrance, de la solitude et du désespoir. Après Loin d'eux, frappé en plein cœur par le suicide d'un jeune homme, et Apprendre à finir, l'autoportrait d'une femme bafouée, humiliée, Laurent Mauvignier, fidèle à sa méthode endoscopique et à son style organique, persiste à construire ses romans autour de longs monologues intérieurs. C'est sa manière à lui, haletante, rauque, étouffante, obsessionnelle, spasmophilique, de raconter des drames qui échappent à la raison et à la grammaire. (On se souvient du mot terrible de Sartre : “ Dieu n'est pas romancier, M. Mauriac non plus. ” Mauvignier a retenu la leçon, qui ne pose jamais en démiurge et a choisi d'être l'interprète de ses personnages sans voix.)
Celle qui parle, qui se parle, se prénomme Cathy. Le midi, elle travaille à la cantine de l'école. Elle voudrait en sortir et prépare un concours de musique. Elle vit seule avec un poisson rouge. Parfois, des hommes viennent coucher chez elle, avec elle. Elle les materne. Elle est très accueillante. Sans illusions. Sa seule amie, c'est sa voisine de palier, Claire. Parfois, le week-end, “ ceux d'à côté ” – Claire et son fiancé Sylvain – sonnent à la porte pour l'emmener se promener en voiture. Ils poussent jusqu'à la mer, en écoutant du Schubert, sans penser à rien d'autre qu'au bonheur d'être ensemble sur les routes. Et puis un jour Claire est agressée et abusée chez elle, dans sa cuisine. Elle raconte à Cathy qu'elle a l'impression d'être morte. Ou plutôt de sans cesse revivre sa propre mort. Cathy devrait être révoltée, compassionnelle, elle est presque jalouse. Le drame qu'a vécu sa voisine et l'annonce de son prochain départ de l'immeuble réveillent sa morne existence. Il lui arrive même de rêver, elle aussi, “ entendre un souffle d'homme derrière soi et sentir sur son corps son odeur à lui ”. Chez elle, au café, près de la piscine, Cathy guette le coupable. Elle l'espère. Aucun romancier n'avait osé décrire, de l'intérieur, cette solitude si forte, si insupportable, qu'elle aspire à la tragédie et réclame un bourreau : “ J'ai besoin peut-être de cette peur-là pour me mettre à vivre un peu une autre vie que celle où je tourne en rond. ”
Laurent Mauvignier nous fait aussi entendre le monologue du criminel qui erre dans le quartier en longeant les murs, qui bat sa coulpe en vain, qui se déteste, se traite de salaud, qui n'a jamais été aimé et ne saura jamais aimer, et dont l'ultime raison de survivre est le salut de sa victime : “ Je voudrais tellement me dire que pour elle il y a encore des choses à attendre parce qu'alors moi je n'aurais plus à attendre, je n'aurais plus à me tenir suspendu, comme sur un fil celui qui ne sait plus pourquoi il doit traverser. ”
L'on ignore tout de Laurent Mauvignier, et c'est tant mieux. Il suffit de le lire. C'est une expérience physique et mentale sans équivalent, aujourd'hui. Et pourtant, on ne peut s'empêcher de se demander d'où vient que, depuis Loin d'eux, il trouve, sans jamais les bousculer, des mots si justes et si violents pour faire entendre le tonitruant silence des femmes et des hommes inaptes à ce que Pavese, suicidé de la société, appelait “ le métier de vivre ”. »
Jérôme Garcin
LE NOUVEL OBSERVATEUR, 5 septembre 2002
MAGAZINE LITTÉRAIRE
septembre 2002
«Mauvignier, c’est un élan formidable qui emporte dans un monologue à couper le souffle des êtres rétifs aux belles images socio-culturelles : la famille (Loin d’eux, 1999 éd. De Minuit) ; le couple (Apprendre à finir, même éditeur, prix Wepler 2000 et du Livre Inter 2001) ; et jusqu’à l’identité, ouverte ici à la dimension d’un temps incertain, indicible (« Et ce qui vacille, dans la voix, c’est aussi tout le temps qu’il a fallu pour prendre des détours, trouver sous des bulles de salive les syllabes qui ne mentent pas – c’est si rare, ça »).
Dans Ceux d’à côté, deux voix alternent : celles d’un homme dont on ne saura pas le nom, et d’une femme, Catherine. Ils ne se connaissent pas, mais ayant tous deux la trentaine et habitant la même petite ville, ils se croisent parfois, échangeant un sourire sans lendemain. Entre eux, un lien ressenti au passage, tissé de solitude, d’angoisse, et d’un sentiment proche de la claustrophobie, chacun se sentant prisonnier de lui-même comme un oiseau en cage. L’un et l’autre endurent une souffrance incommensurable, soutenus par la conviction d’avoir une lucidité supérieure à leurs semblables : « (…) je me disais, mais pourquoi ils ne sont pas des gens, tous ceux-là, pourquoi ils sont des noms, des mots, des panoplies, pas des gens, rien, et j’étais là et puis, moi, c’était quoi ma panoplie à moi, hein, à quoi je ressemblais, à quoi je me limitais, moi, (…) »
L’homme a quitté une épouse indifférente, on l’a congédié d’une profession de métreur qu’il n’avait pas choisie. Réduit à « une fiche, une rubrique, pas quelqu’un non, pas quelqu’un, pas encore », il rumine en marchant du matin au soir les mots qu’il n’a jamais su dire parce que personne n’en voulait. Une carence qui l’a rendu une nuit quasiment enragé : c’est par des gestes qui le terrifiaient lui-même, en transmettant son cri muet à Claire, la femme aimée ignorant jusqu’à son existence, qu’il s’est exprimé. Claire, qui n’a pu donner aucun signalement de son agresseur, est la voisine de Catherine, dont la parole alterne avec celle du violeur. Catherine, c’est la confidente, celle qui macère dans une jalousie qui vient s’emmêler à sa compassion, de sorte qu’elle souffre doublement dans la honte clairement admise d’exister par procuration, « après, toujours ». Depuis que Claire a déménagé avec son copain Sylvain, elle à qui jamais rien ne peut arriver que la réussite au concours de musique pour en finir avec les petits boulots (elle est pionne, comme l’auteur avant que le chômage ne le conduise, en 1997, à trente ans justement, à renoncer à un Capes d’arts plastiques, auquel il échouait régulièrement, pour prendre le risque de l’écriture), elle, la laissée-pour-compte qui endure la répétition jusque dans ses relations sexuelles (« C’est que justement il en passe du monde sous ma couette (…) »), en vient à attendre, et presque désirer, celui qui la violerait à son tour.
Un clin d’œil au jeu de dominos de Paul Auster dans Smoke, ou au Saint Genet de Sartre, qui n’enlève rien à la charge émotive d’un texte qui, dans son extrême économie, sonne juste. Là où les mots achoppent, la phrase devient musique, halètement, sanglot. Ceux d’à côté : un roman qu’on lit d’une traite en faisant l’ellipse de la ponctuation, porté par un rythme presqu’aussi prégnant parfois, dans sa différence, que le monologue de Molly Bloom de l’Ulysse de Joyce. A ces emmurés qui poussent jusqu’à la démesure ce qu’il aurait lui-même pu devenir, à ceux qui ne savent, au nom de l’authenticité, que perpétuer le crime dans l’autopunition, Laurent Mauvignier donne ses propres larmes comme un droit à la vie. Superbement. »
Nadine Sautel
MAGAZINE LITTÉRAIRE, septembre 2002
Traductions
Italie
I passanti, 2014
Del Vecchio Editore, traduit par Angelo Molica Franco
Contact :
Pour contacter directement Laurent Mauvignier, on peut envoyer un courriel aux Éditions de Minuit, à : presse@leseditionsdeminuit.fr qui feront suivre. Ou par voie postale : Laurent Mauvignier, les Éditions de Minuit, 7, rue Bernard-Palissy 75006 PARIS.
Agent : Isabelle de la Patelière - UBBA - 3, rue de Turbigo, 75001 PARIS - info@ubba.eu
Archives :
On peut trouver à la disposition des chercheurs un fonds Mauvignier à la Bibliothèque Jacques Doucet des Universités de Paris. bljd.sorbonne.fr