Présentation
Prix Wepler 2000
Prix Fénéon 2000
Prix du Livre Inter 2001
Prix du deuxième roman 2001
Presse
MAGAZINE LITTÉRAIRE
octobre 2000
« Dans Loin d’eux (éd. Minuit, 1999), tableau d’une famille disloquée, Laurent Mauvignier avait montré sa maîtrise à exprimer l’impossible à dire. Son deuxième roman va plus loin encore. L’affrontement est plus serré, la douleur, au bord de l’épuisement. Voici la phase terminale d’un couple au souffle coupé. Apprendre à finir est rythmé par la confession d’une femme dont le mari vient d’être victime d’un grave accident. Il est immobilisé. A ce drame familial, s’ajoutent la présence et le poids de sa maîtresse. Il reste à la narratrice à ressouder les liens de son couple et à penser à leurs deux enfants. C’est le moment de remettre les pendules à l’heure. «Je me disais : nous allons réapprendre. Nous allons refaire les gestes de ceux qui apprennent, de ceux qui commencent. Nous allons faire ça, nous, à rebours, retourner vers le début. »
Le courage et l’abattement iront de pair durant ce voyage intérieur. A chaque coin de page, au fil de la convalescence, l’héroïne module mots de colère et mots de rage qui craquent de partout. On sent une gorge parfois prête à exploser. Et pourtant elle se contient, canalise sa douleur. Elle parvient à réunir d’un seul élan la pensée intérieure, le frémissement, le murmure, l’angoisse, le cri, autant de voix qui minutent ce roman-procès. Aucun grumeau, nulle scorie, mais de ligne à ligne une voix épurée, nette, ferme. Derrière chaque phrase, chaque coulée de mots, Laurent Mauvignier a su caler sur un rythme parfait les inflexions d’une voix étrange et solitaire tout à la fois brisée et conquérante. Cette voix issue des profondeurs de l’âme veut aller jusqu’au bout du tunnel. Elle creuse, creuse les plaies. Il faut en finir. Gagner une sorte d’apaisement. Etre au clair avec l’autre. Voilà ses résolutions, sa foi et (nous n’en sommes pas si loin) son salut. Apprendre à finir se présente d’emblée comme un exercice psychique envoûtant, harassant, inépuisable. On ne sort pas indemne d’une telle traversée. « Que sa vie à lui se dilue sous mes doigts, que je l’efface, chaque jour, comme ça, presque avec nonchalance. » Il y a de la méthode donc. Cette chronique particulière aux accents si âpres évite la monotonie en glissant vers des projections imaginaires terribles, ultimes, insufflées par un ressassement perpétuel aux variations savamment orchestrées. Ainsi cette condition de « veuve dépossédée du mort qu’elle aurait voulu pleurer ». Ou cette image de désastre : « Je perdrai tout et nue je n’aurai pour moi que les remords et les fissures dans les murs, le vide dans les parpaings et la maison avec le vacarme des rats sur ma tête, la nuit, dans le grenier, qui pourront danser et rire et dire : tu seras seule avec tes deux gosses sur les bras, tes enfants te casseront les bras. »
Combat d’une femme contre la solitude, Apprendre à finir met à sec et à sac les dernières traces d’amour, certains paragraphes impitoyables mêlant le chaud et le froid, étourdissent. Rien n’est superflu. Apprendre à finir qui confirme le talent de Laurent Mauvignier n’entre pas dans la catégorie « comment je me suis délivrée ». La pelote narrative et descriptive qui encombre comme un boulet les récits de rupture amoureuse, est ici réduite à l’extrême. Seule compte la note émotive entre les temps de respiration. On entend le vent et l’air engouffrés dans la bouche de son héroïne. Le livre se confond avec une exploration vertigineuse qui réussit à traduire, mots à l’appui, une vie en miettes. Et ces miettes-là luisent d’une vérité juste qui fait mal et fascine. Elle casse, elle passe, elle gagne.
Olivier Cariguel
MAGAZINE LITTÉRAIRE, octobre 2000
LE FIGARO
12 octobre 2000
LE ROMAN DE LA MISÈRE ORDINAIRE
« Quand l’ironie domine, la parodie, le chic fluide ou la franche satire, laurent mauvignier, lui, met les pieds dans le plat. Il rumine l’essentiel. Avec Loin d’eux, son premier roman remarqué par toute la critique, il avait inauguré sa veine létale : le silence, le mal, le suicide, la famille close, la maison même. Et cela dans les milieux les plus modestes ou misérables. Sans croiser le naturalisme ni le mélo. En toute singularité, l’implacable est scruté.
Apprendre à finir. Le titre évoque Marc Aurèle ou Montaigne. En plus rédhibitoire. Mauvignier dépeint l’agonie d’un vieux couple. Non par la rupture romanesque d’un amour neuf, à feu et à sang. Nulle passion écarlate, éclatée. Mais la fin d’un amour durable et profond. Trois enfants, deux petits-enfants, dans un quartier pavillonnaire. Le mari est éboueur. Lever trois heures du matin. L’épouse élève la progéniture, repasse, fait la lessive. Rien de sordide pour autant. Plutôt le bonheur, la simplicité d’un serment infini. Mais, ce passé, on l’apprend après coup. Le roman commence beaucoup plus tard, presque à la fin, avec le retour du mari chez lui, après un long séjour à l’hôpital où l’a conduit un accident de voiture. Sa femme l’attend avec ferveur. Lui, elle. On ne connaîtra jamais leurs prénoms. Pourtant il ne s’agit pas de souligner par cette absence l’anonymat et l’inexistence sociale. C’est plutôt la radicalité des personnes qui émane des deux pronoms : moi, lui. Ce fondamental duo. Le trou qui les sépare.
L’épouse espère de la lente convalescence de son conjoint, le recommencement de leur amour. Table rase. Car le lecteur apprend d’abord par allusions discrètes mais redoutables, puis par des révélations de plus en plus cruelles que l’accident à sans doute été la conséquence d’une crise. Une autre femme est apparue dans la vie du mari. Tout ce qui a été construit, partagé calmement au fil du temps a été incendié, broyé. Le mari s’est mis à passer des nuits loin des siens, de sa maison, de son jardin, de son minuscule havre de paix. La guerre a fait rage, ponctuée de disputes, d’insultes, de coups, de cris que les enfants entendaient, terrorisés, réfugiaient où ils pouvaient. Là dedans, nul potage misérabiliste, nul Assommoir recyclé. La force de Laurent Mauvignier, c’est de rendre universels ses drames situés dans les couches les plus pâles de notre société. Des gens sans pouvoir, sans fric, au ras du réel, cernés par le quotidien le plus fade. Mais ceci n’explique jamais tout à fait cela. Pas de déterminisme strictement économique. C’est pourquoi tout le monde peut se reconnaître dans les impasses ontologiques épinglées par l’auteur. L’épouse part à vélo faire des ménages chez les bourgeois, mais ces derniers sont dérisoires et véridiques, eux aussi. Le silence est partout, le paradoxe, le piège, le malentendu tapis. Le malheur terré dans la texture du temps et du destin humain. Certes, le mari est las de son existence plate, répétitive, dénuée de souffle. Mais le même engrenage se produirait dans un milieu plus luxueux, à travers d’autres rituels, d’autres décors. C’est le propre de l’homme de rater le rendez-vous rêvé avec lui-même, les autres ou de le saboter, de connaître le manque, d’être affamé. Mauvignier décrit cette fatalité dans les scènes d’une précision, d’une vérité visionnaires par la force de ses perceptions habitées de prémonitions et de peurs. Regards noirs, sourires blessants, gestes de colère, caresse refusée et consentie à une autre, irruption des protagonistes dans une chambre, une cuisine ou du fond de la rue. Silence. Bruits familiers. Espace, échos. Vision d’un lit ouvert, défait. Le lieu le plus trivial est un théâtre hanté. Un dispositif de vérité, bourré de signes qui nous tenaillent. Obsession née de l’appareil téléphonique, de son immobilité trompeuse. N’aurait-il pas été déplacé pour appeler la rivale ?
La vie est un traquenard tracé. L’épouse ne se serait-elle acharnée à sortir son homme de ses draps d’invalide que pour l’amener, pas à pas, à marcher sans son aide, à traverser la chambre, la maison, le jardin, la rue… vers l’autre lit ?
Livre de la jalousie qui vrille le ventre : « A quel point ça tord le ventre quelqu’un qui manque. » Livre de la dépossession : « Quand c’est perdre trop que de perdre une simple présence. »
Mais le plus souvent, la phrase est longue, enchevêtrée, chiffonnée, labourée comme perdant son fil, suspendue dans ses efforts pour dire au plus près ce qu’elle arrache du tréfonds. Cette humanité la plus nue et la mieux partagée : le deuil. »
Patrick Grainville
LE FIGARO, Jeudi 12 octobre 2000
LIRE
septembre 2000
LES DÉSILLUSIONS D’UNE FEMME TROMPÉE
« Si un ménage est souvent une entreprise de démolition, un roman est toujours une entreprise de récupération. Les décombres matrimoniaux sont en général assez vastes pour favoriser l'ouverture de chantiers très variés : celui de Laurent Mauvignier a pour titre Apprendre à finir. Révélé l'an passé par Loin d'eux, ce jeune romancier nous offre cette fois le monologue intérieur d'une femme trompée. Le jour où, à la suite d'un grave accident de voiture, son éboueur de mari se retrouve en petits morceaux, elle se dit, cette femme, que, le temps de recoller les morceaux, elle réussira peut-être à reconstruire l'ancien bonheur conjugal. À l'hôpital, et puis à la maison, son dévouement, sa douceur, sont censés prouver la constance et la force de son amour. Mais au fur et à mesure que l'état de l'accidenté s'améliore, qu'il recouvre sa validité, elle redoute qu'il s'éloigne encore pour aller retrouver “ l'autre ”. Cette autre chez laquelle il partait, sur un coup de colère, quand il a eu son accident. “ Comme si moi j'avais provoqué l'embardée, comme si j'avais sur la route jeté les litres d'huile. ” Elle se rappelle ces moments où la taraudait “ l'envie de tuer, de le tuer, lui, l'envie de me tuer aussi, de tuer ses enfants ”. Elle veut qu'il lui revienne, qu'il n'aille plus chez “ elle ”, chez cette autre femme qu'elle finit par voir, fortuitement.
Beaucoup de jaloux rêvent qu'on leur ramène à la maison un conjoint qui aura besoin de leurs soins. Avec le risque d'éprouver aussi, bientôt, l'immense douleur de le “ savoir guéri maintenant ”, c'est-à-dire capable de les tromper encore. Le thème n'est pas neuf mais Laurent Mauvignier l'interprète avec une intensité exceptionnelle. Et il montre à quel point, au fond d'elle-même, au tréfonds, elle l'aime comme au premier jour, ce mari. Elle sait qu'il a beaucoup souffert, en perdant sa mère à six ans et en se trouvant en proie à d'indicibles peurs pendant la guerre d'Algérie.
Devant le mystère de ces peurs, devant l'effroi et la terreur qui ont si profondément marqué l'infidèle, elle se tait. Tout est perdu. Tout est fini. Pour tout le monde. Reste cet amour-là. Ce respect pour ce qui lui échappe. Qui la dépasse. Et qui a brisé leur bonheur. »
Jean-Pierre Tison
LIRE, septembre 2000
LE NOUVEL OBSERVATEUR
28 septembre 2000
UN HOMME ET UNE FEMME
Une femme trompée soigne son mari accidenté et se met à espérer que leur amour peut renaître.
« Deux romans ont donc suffit à Laurent Mauvignier, 34 ans, pour donner à entendre ce qui se murmure, se marmonne, mais ne s’écrit pas, pour élever le monologue à la hauteur d’une tragédie, et pour imposer sa propre voix, qui traduit sans les trahir le silence et la solitude des humbles. Dans « Loin d’eux », un couple modeste – lui travaillait à l’usine, elle à la maison – était soudain confronté à cet insondable mystère : le suicide d’un fils avec lequel ni le père ni la mère n’avaient jamais su communiquer. En faisant se croiser les soliloques de ces êtres qui se frôlaient sans se comprendre, qui se retrouvaient sans se parler, Laurent Mauvignier désignait de manière radicale leur douleur d’être « dévorés par ces mots qui manquent ». Ce n’était pas démontré, c’était montré.
« Apprendre à finir » est aussi un monologue. Une longue plainte étouffée. Une prière vaine. C’est une femme qui parle. Elle pourrait être, socialement, la Marthe de « Loin d’eux ». Elle est mère au foyer, dans une cité. Elle vit avec un homme qu’elle aime, et qui ne l’aime plus. Qui la trompe, et ne s’en cache pas. Jusqu’au jour où il est victime d’un grave accident de voiture. C’est un légume que l’ambulance ramène à la maison. Il n’a plus que ses yeux noirs pour parler, pour haïr. Mais elle se dit que cet accident est un signe de la providence, presque une chance. Mieux vaut un mari brisé chez soi qu’un homme sain chez sa rivale. On peut toujours recoller les morceaux.
Elle le soigne en se berçant d’illusions. Elle veut prendre son mutisme postopératoire pour de la complicité silencieuse, sa paralysie pour de l’affection : « Ma main était moite, je tremblais, si émue qu’il ne retire pas sa main. » Elle feint de transformer cette convalescence en lune de miel. Elle se fait belle pour lui, se ruine en mets délicats, lui coupe les ongles de pieds avec une tendresse maternelle, lui raconte ce qu’elle voit à travers la fenêtre, se souvient du temps où tous deux ne formaient qu’un seul « nous » - « ça suffisait, ça faisait tous les miracles ». Elle imagine même qu’ensemble ils quitteront bientôt la cité. Elle sait qu’elle se ment, mais c’est sa manière à elle de repousser l’adversité, de chasser de sa mémoire les insultes, les coups, « le massacre », les insomnies qui il dormait « chez l’autre », les deux enfants paniqués et affamés, les sanglots…
Peu à peu, l’accidenté recouvre l’usage de ses jambes, le malade relève plus encore la tête d’avoir échappé à la mort, c’est un mec, il a puisé en elle ce qui restait de force et d’espoir pour marcher comme avant, mentir, fuguer, tandis qu’elle sombre à nouveau dans la douleur et l’effroi de l’abandon. Il a appris à s’en sortir. Elle a appris à finir : « Combien de temps pour comprendre que je n’étais jamais redevenue sa femme, mais que j’étais seulement la porteuse de bols, l’odeur de vermicelle, un manteau de laine qu’il n’aimait pas, que j’étais des fleurs dans un vase qu’il m’aurait jeté au visage pour ne plus me voir, ni mes sourires, ni mes demandes, ni mes cheveux qui tombaient dans les yeux pour que lui ne voie pas comment je les baissais – maintenant, puisque plus jamais il ne m’a regardée comme les hommes regardent les femmes ».
Mais où Laurent Mauvignier trouve-t-il donc ces mots qui viennent de si profond qu’on a l’impression qu’ils ont été arrachés aux entrailles, qu’ils n’existent pas dans les dictionnaires ? Ce n’est pas un monologue, c’est un halètement, une lamentation organique. D’ailleurs, le lecteur, rendu témoin de cette capitulation, n’est pas épargné. Il ne peut lire ce roman qu’en si reprenant plusieurs fois. Ce n’est pas tous les jours qu’on rencontre un écrivain si dérangeant, si différent des autres. Apprendre à lire, aussi. »
Jérôme Garcin
LE NOUVEL OBSERVATEUR, le 28 septembre 2000
LE MONDE
22 septembre 2000
LE MONOLOGUE DE LA FIN
Par la voix directe et nue de sa narratrice, Laurent Mauvignier décrit de l'intérieur le processus de désagrégation d'un couple.
« Le titre du deuxième roman de Laurent Mauvignier dit le contraire de ce que contient le livre. On n'apprend pas à finir une relation amoureuse, une vie commune. Aucune leçon ne prépare à cette issue. On n'apprend rien. On ne sait rien. Et cependant, les couples se déchirent, se brisent, piétinant ce “ nous ” qui les fondaient. Alors, il faut vivre avec ce déchirement – dans l'ignorance. Mais en même temps, on veut encore et toujours comprendre, encore et toujours s'expliquer à soi-même, expliquer à l'autre ; on voudrait distribuer les responsabilités, lester l'affectivité d'un peu de raison. Mais ce n'est pas possible. C'est pour cela que le non-savoir est habité par les mots, qui ne sont que le ressassement de la douleur.
Rarement un écrivain aura donné une voix aussi forte à ce déchirement et à cette douleur qu'aucune raison n'allège ni console. Une voix directe et nue, elle-même déchirée, qui ne cherche pas à prendre le relais de la réflexion, qui n'explique rien, qui se contente de pâtir. “ …On ne sait pas ce que ça a de force, tout ce qui fait mal. ” L'auteur a choisi, pour ses personnages, une identité sociale qui n'autorise, a priori, aucune échappatoire. Il est éboueur ; elle fait des ménages. Comme si rien ne devait venir atténuer ou dissimuler la nudité de la parole.
Le roman de Laurent Mauvignier est entièrement constitué par le monologue intérieur d'une femme. Il commence au moment où l'échec de sa vie de couple est patent. Mais la chronologie balbutie. Les événements ne s'inscrivent dans aucune suite logique : ils viennent simplement se ranger en vue de cette fin, comme fascinés par elle, attirés par cela même qui fait peur. Ce qu'on croyait solide, bien calé dans les minuscules circonstances de la vie ordinaire, se révèle rétrospectivement friable : “ C'était si fragile tout ça. Et non comme je croyais, discret, avec cette simple discrétion de notre vie, de tous les jours qu'on partageait sans rien attendre en retour que de voir un lendemain, un lendemain pour répéter encore ce jour et que ça dure comme ça, puisque ça paraissait si simple à maintenir. ”
Au début du livre, la femme prépare la maison pour son mari qui rentre de l'hôpital après un grave accident d'automobile. II va être immobilisé là, au foyer, durant de longs mois. Les deux plus jeunes enfants – l'aînée a déjà quitté le domicile familial –, se regroupent dans une chambre afin de libérer l'autre pour leur père. Prendre soin de lui, l'aider à remarcher, c'est aussi accélérer la séparation annoncée avant l'accident. À l'intérieur du processus de désagrégation du couple, cet épisode de la. convalescence, qui est celui de la temporalité de la narration, constitue moins un répit qu'un révélateur : “ C'était seulement de ça que nous vivions. Tous les deux pendant des semaines nous nous sommes retrouvés devant ça, son corps qui reprenait force et vie. (...) Et c'était seulement de ça que nous vivions. De ces quelques pas accomplis d'un jour à l'autre que nous pouvions parler, et même, c'était par ça que nous vivions ça, ces victoires qui déterminaient nos humeurs, nos sourires. ”
“ Je me disais : nous allons réapprendre. Nous allons refaire les gestes de ceux qui apprennent, de ceux qui commencent. Nous allons faire ça, nous, à rebours, retourner vers le début... ”
Jamais, Mauvignier ne s'accorde la facilité d'abriter son personnage derrière des motifs objectivables, “ romanesques ”. Les scènes de ménage que la femme se remémore, l'infidélité du mari, ne sont pas des causes mais les signes d'une détresse que l'on n'a pas vu progresser. On dirait que la lente décomposition du tissu amoureux est moins due aux circonstances extérieures qu'à sa fragilité de nature. La psychologie de la narratrice – l'autre, le mari, ne pensant et n'agissant qu'au travers du discours de l'épouse – ne constitue pas l'axe du récit. Celui-ci, dans son entier, tient dans la voix de la femme, dans cette parole qui tourne autour d'un unique nœud de douleur.
La grande force, l'art de l'auteur – déjà amplement manifestés dans son premier roman (Loin d'eux, Éditions de Minuit, 1999) –, sont dans cette radicalité, ce refus du psychologisme et des ficelles réalistes. Par son monologue, Laurent Mauvignier nous fait entrer véritablement dans la tête et dans le cœur souffrant de son héroïne. “ On ne sait pas avec qui on vit. ” La longue plainte qu'elle fait entendre est tout entière fidèle à cette ignorance dont nous parlions. Le romancier ne la trahit pas, ne joue pas au plus malin. Fidélité qui donne à son roman un accent bouleversant. »
Patrick Kechichian
LE MONDE, 22 septembre 2000
LIBÉRATION
21 septembre 2000
VOIX UNE
« Malgré le titre, Apprendre à finir, personne ne meurt dans le deuxième roman de Laurent Mauvignier : “ J'ai fait des progrès, dit-il, dans Loin d'eux, c'était l'hécatombe ”. Laurent Mauvignier est né à Tours en 1967, il y a passé presque toute sa vie, sauf quatre années à Paris, et Bordeaux, maintenant, depuis un an. II vient de s'y marier. C'est à peu près tout ce qu'il dit de lui, il ne veut rien cacher, au contraire, toute sa douleur est dans ses livres, l'impudeur est dans ses livres, aussi préfère-t-il ne pas se livrer. Il se livre un peu pourtant, malgré lui, pour se délivrer. Il dit qu'il a commencé à écrire à huit ans, qu'il a définitivement arrêté à seize, qu'il a gagné le plus gros de sa vie en faisant le pion pendant huit ou neuf ans, que ça n'a guère d'intérêt. À huit ans il a passé plusieurs séjours de plusieurs semaines à l'hôpital, il dit qu'il a risqué sa vie, que sans ces ennuis de santé il aurait sans hésiter consacré sa vie au sport, il ne dit pas quels ennuis : “ À l'hôpital, on vous offre des livres et des cahiers, j'ai dévoré les livres, j'ai rempli les cahiers. Chez nous, il n'y avait aucun livre, on regardait le télévision. Sans livre, on est obligé d'avoir de grands yeux, de grandes oreilles. ”
Laurent Mauvignier écrit sans désemparer, dès l'âge de douze ans il torche des romans de plus de cent cinquante pages, “ aussitôt finis, aussitôt relus, aussitôt jetés. Je n'ai rien gardé, je n'ai pas de regret, je ne saurais pas où les mettre, ça m'amuserait peut-être de les relire mais ça n'a aucune importance. Je ne crois pas à toute ces histoires de vocation, c'est une folie, une folle présomption d'ajouter des livres aux livres.
À seize ans, j'ai arrêté définitivement d'écrire, un événement dramatique, violent, m'a montré ce que c'était vraiment qu'écrire, que c'était trop fort pour moi, que j'allais dans un mur. J'ai tout fait pour m'en détourner, écrire c'est courir après quelque chose qui se dérobe tout le temps, j'avais fait une année de comptabilité après la troisième, je me suis inscrit aux Beaux-Arts, pour apprendre à ne pas écrire, pour m'en défier J'ai passé des années à manquer le Capes d'Arts plastiques. J'ai tenu comme ça jusqu'à l'âge de trente ans, jusqu'au chômage de pion. J'ai même essayé la psychanalyse, je m'appliquais à dire tous les détails, à la troisième séance le psy m'a dit : « Vous vous arrangez avec le hasard, vous en faites des fictions », j'ai arrêté, mieux valait en faire des fictions.
Je n'ai jamais envisagé d'avoir un métier, l'évidence c'est que depuis tout petit je me mets à mon bureau, j'ai le même bureau depuis l'âge de huit ans, au début, il était un peu grand, maintenant ça va. Je me mets à mon bureau et je suis là, face au mur. Et voilà, en 1997, face au mur et au chômage, je décide d'aller jusqu'au bout, j'écris comme une brute, sans limite, d'autant moins de limite que je ne pensais pas publier. J'ai écrit trois livres coup sur coup, dans l'élan, les deux premiers ne valaient rien, le troisième est devenu Loin d'eux, un matin, j'ai écrit trois pages et j'ai senti un basculement, une tension, une adéquation entre la forme et ce qui se disait. Les phrases pouvaient s'assumer seules, le texte avait par lui-même quelque chose à raconter. Je l'ai fini dans une extrême fébrilité, jour et nuit. Je l'ai envoyé aux Éditions de Minuit, je n'ai même pas pensé à l'envoyer ailleurs, quarante-huit heures plus tard Irène Lindon me répondait favorablement. J'ai ressenti du soulagement, je revenais de loin, je jouais ma peau. En même temps, c'est difficile de répondre sincèrement, honnêtement à la question de savoir pourquoi on veut être publié. Pas que de bonnes raisons. Je sais seulement qu'on n'écrit pas pour des lecteurs pas plus qu'on n'écrit pour soi, on écrit, c'est tout, c'est la seule chose qui m'excite vraiment, on est pris dedans. Il y a une vraie jouissance à affronter la violence que j'ai connue, que j'ai subie, qui m'a vaincu. ” Laurent Mauvignier ne dit pas quelle fut cette violence, les dix mille lecteurs de Loin d'eux (Éditions de Minuit, 1999) en ont reçu l'écho en plein cœur. (…) »
Jean-Baptiste Harang
LIBÉRATION, 21 septembre 2000
L’HUMANITÉ
21 septembre 2000
UNE INSURMONTABLE SOLITUDE
« Un premier roman réussi, Loin d’eux, avait l’an passé révélé Laurent Mauvignier. Un talent naissant s’y donnait à reconnaître, par la qualité de l’écriture et le sens des ambiances. Ce qu’on pourrait appeler un style. Douze mois plus tard, une deuxième œuvre emporte à nouveau la conviction. L’auteur y déploie en effet un art de démêler les sentiments sans cesser d’en suggérer la complexité, qui se situe bien au-delà d’un simple exercice de virtuosité formelle. Il y a dans ce texte du sens, de la profondeur, de la sensibilité à profusion. Ce qui encore une fois démontre, contre tous les néoréalismes qui clament leur dédain du roman d’aujourd’hui, à quel point l’exploration des tourments et des vertiges d’une seule âme humaine peut faire ressortir des brisures à une bien plus vaste échelle.
Un personnage de femme ici exhale un amour et la souffrance qui s’y trouve attachée. En un monologue pareil à l’épanchement continu de quelque humeur. Une autre parole intérieure, tenue par l’un de ses enfants, vient entre-temps lui faire écho et préciser l’enjeu. Dès les premières lignes, cette narratrice laisse pressentir un malaise de grande ampleur, alors que justement le propos veut apparaître platement domestique : « Il y aura toujours quelqu’un pour repeindre les plinthes. Toujours quelqu’un pour colmater les brèches et enduire les plâtres qui se fendent. » Ainsi se donne à lire son sentiment, alors que s’annonce le retour d’un mari resté longuement hospitalisé, après un accident de la route. La portée métaphorique de ces surfaces défraîchies, de ces effritements, de ces fissures, ne tarde d’ailleurs pas à se manifester au grand jour : ce qui s’est trouvé ainsi dégradé, c’est d’abord la vie de cette femme. Même si, après l’accident et la dépendance qui s’ensuit pour son mari, celle-ci nourrit le fol espoir d’un nouveau début. C’est compter sans les mots et leur charge de sens, qui peu à peu la portent plus loin, exhumant une triste histoire de couple désaccordé, de violences, de tromperie, sur fond de pauvreté dans une cité à la périphérie d’une petite ville de province. Laissant découvrir plus avant l’homme orphelin de sa mère, dès sa sixième année. La guerre d’Algérie aussi : l’épouse se rappelle les débuts de leur vie commune, quand elle devait le tenir étreint, « comme un enfant incapable de dire les cauchemars, la honte qu’il avait ». Les traumatismes d’un roman familial, ceux des heurts aux phénomènes du monde se précisent. Là-dessus était venu le travail en usine et, sans doute, un licenciement. Mais il avait alors eu la « chance » d’être embauché comme éboueur par les services municipaux. Toute une existence, qui refait surface comme par inadvertance, qui traverse pêle-mêle l’esprit de celle qui monologue, sans qu’elle en mesure peut-être la portée. L’écriture, extraordinairement accordée à ce cheminement mental, donne littéralement à voir ce mélange d’aveuglement et de savoir inconsciemment ancré en elle.
Du retour de son mari, elle croit donc pouvoir attendre un changement radical : « J’ai pensé que vivre, dès qu’il reviendrait, ça voudrait dire vivre avec moi », dit-elle, en usant de l’une de ces litotes qui illustrent sa peur congénitale de dire les choses. De leur donner, par les mots, un statut définitif qu’elle ne se sent pas prête à affronter. Laurent Mauvignier la montre, multipliant les attentions dans les gestes du quotidien, tandis que le convalescent ne semble rien vouloir remarquer : à la longue, on en vient un peu trop à oublier que celui avec qui l’on vit « n’est pas un autre nous-mêmes ». Constat d’une incommunicabilité lentement survenue, qui fait qu’un beau jour l’on ne peut plus dire « nous ». Le début du récit ne proposait rien d’autre que l’annonce encore masquée d’une telle fracture. Installant déjà, sans qu’il y paraisse, la couleur de fond de ce monologue. Des images émergent ensuite, qui laissent entrevoir la nostalgie d’un bonheur passé. Ou, plus sûrement, indiquent comment certains moments d’éclaircies, telles des lueurs fugaces, ont été à jamais sublimés. Par exemple le voyage aux Baléares, gagné un jour à l’Intermarché. Ou encore ce que cette femme se représente maintenant comme le temps « de l’ombre fraîche et des nappes étendues sous les chênes. » Un cliché bucolique, en lequel on peut davantage deviner le rêve d’accord et de beauté d’une midinette, que le souvenir d’instants réellement vécus. Là encore, Laurent Mauvignier restitue à merveille le jeu complexe, entre réel et imaginaire, qui se déroule dans cette âme meurtrie.
Car en même temps des mots sont lâchés, qui montrent, contre le désir avoué du personnage, le dessèchement du sentiment et l’absence foncière d’illusion sur nouvelle vie possible, avec celui qui a définitivement trompé ses attentes et sa confiance. À nouveau le sommeil ne vient plus, comme à l’époque où dans le logement l’ont attendait, la peur au ventre, les fracassants retours nocturnes de l’époux infidèle. Car les fils aussi se souviennent. L’un d’eux indique à sa façon la mesure des illusions de sa mère. Dénonce la mystification de cet increvable espoir. L’invite à s’en défaire, au prix d’un terrible travail sur soi. Une manière de deuil d’un amour complètement fantasmé. Désormais, dit-elle pour finir du mari, « je n’aurai pour lui que le regard qu’on traîne sur les photos quand on passe un chiffon dessus, c’est tout. » Une lucidité désolée, avec peut-être là derrière le tout premier mouvement d’émancipation ? C’est dans cette zone d’incertitude que se trame le deuxième roman, plein, sensible à l’extrême, tendu tout en finesse, de Laurent Mauvignier. »
Jean-Claude Lebrun
L’HUMANITE, 21 septembre 2000
TÉLÉRAMA
13 septembre 2000
LA MORT DANS L’ÂME
« Dire, écrire la souffrance dans le creux des mots ordinaires. Tel est le propos des deux romans pudiques et bouleversants de Pascale Kramer et de Laurent Mauvignier, jeunes écrivains magnifiquement en marge des modes littéraires exhibitionnistes (...)
La séparation d'avec celui qu'on aime et qui ne vous aime plus est une autre forme de deuil, à la fois plus douce – l'être aimé est vivant – et plus cruelle – il est là, mais il appartient à une autre. Ainsi, la narratrice d'Apprendre à finir, deuxième roman de Laurent Mauvignier, à qui l'on doit l'inoubliable Loin d'eux, est déchirée par le désamour de son mari qui aime ailleurs. Par hasard (par chance ?), il a eu un accident qui le condamne à rester de longues semaines couché. Elle le “ récupère ” pour ce temps bref de la convalescence, se dit que peut-être elle saura le ramener vers elle. Mais peu à peu, dans le silence de leur couple, dans les non-dits de leur quotidien, s'insinue à nouveau la gangrène de la séparation. Il n'y a plus rien à faire, plus rien à dire. L'amour est mort. Restent la relation familiale, les enfants, les problèmes matériels (...) Mais, quand l'espoir n'est plus, ne subsistent que la rancœur, la haine (...)
Laurent Mauvignier fait admirablement parler les silences, sentir les hésitations, les doutes, la peur de la solitude, l'obsession du malheur. On la voit, cette femme dans son manteau râpé d'un marron défraîchi, le cheveu mou, le visage ravagé d'angoisse, cherchant à deviner sur les traits apaisés d'un époux qui va de mieux en mieux le reflet d'un bonheur dont elle sera bientôt exclue. Un bonheur dont elle s'exclut elle-même, car il faut en finir. Mais apprend-on jamais à finir ? »
Michèle Gazier
TÉLÉRAMA, le 13 septembre 2000
LES INROCKUPTIBLES
5 septembre 2000
LÂCHER PRISE
Le deuxième roman de Laurent Mauvignier, Apprendre à finir, autopsie la fin d’un couple vécue du côté féminin : cruel, obsessionnel, violent. Toujours juste.
« C’est un roman obsessionnel. C’est une proposition qu’on accepte ou qu’on refuse. Si on l’accepte, il faudra s’attendre à ça : des répétitions, des va-et-vient, des flash-backs, une structure hypnotique d’où l’autre est exclu, toujours. Mais ça, on le sait depuis qu’on a lu Loin d’eux l’année dernière, le premier texte de Laurent Mauvignier, où l’objet du roman, un jeune homme prénommé Luc disparu dès le début, n’intervenait jamais hors du discours des autres, n’existant que par leurs mots.
Prisonnier de monologue clos. Dans Apprendre à finir, c’est pareil. L’homme est celui qui part, l’objet qui se dérobe – à la femme, au roman, et à la voix qui le porte. Voix féminine tout du long, celle de l’épouse qui fut trompée, qui a souffert, qui crut le perdre pour toujours et pourtant non, qui le récupère à la suite d’un accident quand le roman s’ouvre, et qui va le soigner, le guérir, se dévouer et y croire – s’y faire croire.
« Mais maintenant qu’il était revenu je me disais qu’il reviendrait de sa colère. Qu’il réapprendrait à me voir, je me disais qu’il s’adoucirait, lentement, doucement, au rythme de ses progrès, je me disais tout ça parce que moi je n’avais plus peur, je ne craignais plus son regard de pierre sur mes yeux baissés et sur la salive que je renvoyais d’un coup au fond de la gorge. Je me disais : nous allons refaire les gestes de ceux qui apprennent, de ceux qui commencent. Nous allons faire ça, nous, à rebours, retourner vers le début (…) ». Alors que tout le roman prouvera le contraire. Et c’est là toute la force de Mauvignier : faire tenir dans un même monologue, via une même voix, le projet et l’intuition (douloureuse) de son impossibilité, une foi désespérée et le prosaïsme brutal du réel, le mensonge qu’on se fait et la conscience qu’on en a. Ambiguïté toute romanesque qui s’installe par petites touches, à force d’indices, de souvenirs, de presque rien. Un lit défait, la marque d’un corps au creux des draps, un téléphone qui n’est plus à la même place : et l’entreprise de reconstruction vacille.
Les gestes de l’autre, si infimes, impriment à la vie comme au roman une menace suffocante, signes de désamour, de départ, voire de mort : signes de désintégration potentielle du récit. L’homme dément avec son corps ce que les mots de la femme inventent.
Et c’est ce qui tiendra tout le long le lecteur en état de doute, dissocié de celle qui parle et pourtant totalement dépendant d’elle pour la continuité du roman. Prêt parfois à refermer le livre, arrêter la lecture, bref trouver n’importe quelle issue à ce qu’il perçoit de plus en plus comme un délire verbal. Il imaginera même parfois le pire : car on peut penser au personnage féminin du Misery de Stephen King, cette folle furieuse (et dangereuse) qui séquestrait son auteur favori, échoué par hasard près de sa bicoque après un grave accident, grièvement blessé et totalement dépendant d’elle – et qui le séquestrait pour n’obtenir qu’une chose : qu’il écrive pour elle, qu’il n’arrête jamais l’histoire.
Bien sûr, qu’on se rassure, Mauvignier est à des années-lumière de King sa narratrice n’est quand même pas psychotique, mais il y a bien chez elle ce besoin de poursuivre l’histoire. Sauf qu’il n’y aura pas d’histoire possible dans Apprendre à finir, parce que l’histoire en question est déjà finie quand le roman commence, et que Laurent Mauvignier morcelle la voix en même temps que le récit, rend la vie irréductible au système rassurant que la narratrice aimerait lui imposer, en démultipliant les histoires, les anecdotes contradictoires, ces souvenirs déchirants qui fracturent violemment l’optimisme pathétiquement linéaire du présent »(…) Mon dégoût pour lui quand la nuit il voulait faire l’amour pour me calmer, la rage quand il posait ses mains sur mes seins, quand il me caressait et qu’alors moi je voyais ces caresses qu’il me donnait comme l’aumône, tiens, et pour me faire taire, pour que je puisse me contenter de ça comme s’il mettait là-dedans toute sa vie, me disant la voix tremblante qu’il ne savait plus, qu’il se sentait perdu, sa peau que je voulais griffer et mordre pour que son corps de mes caresses garde la trace jusqu’au sang : et qu’il n’oublie jamais, et qu’elle avec lui n’oublie pas ce qu’il m’a appris, la force qu’il m’a donnée, cette force que ça donne, cette rage aveugle qu’on a comme des fous, comme des chiens quand c’est perdre trop que de perdre une simple présence (…) »
Parce qu’il y a, comme ça, des pages à couper le souffle. Et des phrases d’autant plus envoûtantes qu’elles ont beau être longues, elles portent en elles le rythme de la coupure, brèches de la virgule mais aussi reprises de souffle par celui qui s’emporte. Coupures et emportements d’un monologue schizophrène – et c’est la une réussite : restituer toute la schizophrénie qu’implique la douleur, qu’implique toute rupture, quand on veut encore ce que l’autre ne peut plus – en vrais symptômes d’un deuil rétrospectif. Amour et haine, espoirs et doutes, culpabilité.
Apprendre à finir serait l’exact contraire de l’Intimité d’Hanif Kureishi – le monologue d’un homme à la veille de quitter femme et enfants –, où la vraie cruauté, où la vérité la plus sinistre, ou la vérité tout court, résidaient dans le manque totale de culpabilité finale chez le mari partant. La culpabilité encore une fois du côté de la victime, la torture encore une fois, Mauvignier n’évite rien de la complexité de son apprentissage de la fin : « Pourquoi être toujours incapable de savoir ce qu’il me reprochait. Et je me cognais aux angles des meubles, je trébuchais, je me faisais des bleus en heurtant les portes, je me coupais souvent : parce que dans ma tête c’était le vertige, dans tous les sens je cherchais – à cause de quoi, qu’est-ce que je n’ai pas fait et alors je cherchais les signes, je taillais à vif dans les souvenirs, dans la mémoire je faisais des trous, je creusais, je creusais et j’aurais voulu trouver comme des pépites de mots qui auraient depuis longtemps porté le germe : son abandon de moi. »
Sauf que ce que l’on avait déjà compris avec Loin d’eux se confirme aujourd’hui dans Apprendre à finir, à savoir que ce n’est jamais soi qu’on abandonne dans les romans de Mauvignier – c’est l’autre. L’indélicat, celui qui s’est extrait de l’histoire dès le début, celui qui n’en voulait plus, qui a tourné le dos aux protagonistes comme aux lecteurs, à définitivement faussé compagnie à la fiction : il faudra faire avec, c’est-à-dire sans. Il n’y aura alors de fiction que celle-ci : celle que les narrateurs s’inventent à ses dépens, et tant pis pour ceux qui meurent, tant pis pour ceux qui partent – parce qu’ils partent toujours, parce que la fin est inéluctable et que tous les mots du roman n’y peuvent rien. Pièces manquantes, fuyantes et insaisissables, objets de désir douloureux et leviers romanesques, ce sont les hommes, chez Mauvignier, qui s’enfoncent au loin.
Tant pis. La vie et le roman appartiennent à ceux qui restent. »
Nelly Kaprièlian
LES INROCKUPTIBLES, du 5 au 11 septembre 2000
L’EXPRESS
24 août 2000
UN AMOUR SUR LE DÉPART
Ouvrir le deuxième roman d’un auteur dont le premier fut remarqué et loué rend à la fois impatient et anxieux. C’est donc dans cet état qu’on aborde Apprendre à finir, de Laurent Mauvignier. Il reprend là le thème de Loin d’eux, celui du départ et de la présence silencieuse d’un absent. Mais si dans Loin d’eux les héros après un suicide se retrouvaient en aval de la douleur, dans Apprendre à finir ils se placent en amont. Dans l’insupportable, qui est, selon l’expression empruntée à l’écrivain Maurice Blanchot, « la calme angoisse de l’attente » d’une fin. « J’attends que tu partes pour ne plus avoir à me dire chaque jour, il va partir ». Tout tient dans cette phrase fatale.
Déjà, il aurait dû la quitter, elle, les enfants, la cité. Son accident de voiture a différé la séparation. L’histoire commence par sur un faux espoir : son retour de l’hôpital. Elle a tout préparé pour l’accueillir, les enfants, la chambre, les mots à dire et surtout ceux à taire, pendant le temps suspendu de la convalescence. Un temps prêté, qu’elle voudrait immobile, où « mes gestes qui l’aident sont la meilleure façon de lui parler », ce temps qui joue pour lui et contre elle : « car lutter pour vivre, c’était vivre contre moi… », et le regarder revivre c’est réaliser qu’il va partir. Cette écriture, sans cri, dont chaque phrase distille les indices d’une catastrophe, comme autant de bombes à retardement, confirme, ici, l’écriture de Laurent Mauvignier. Il sait l’emploi subtil de ce que Nathalie Sarraute nommait la « sous-conversation », cette habileté à faire glisser la parole avec des mots anodins qui, lancés sur un certain ton, atteignent la violence d’un projectile. Il sait contenir le chagrin dans un flux intérieur, séquestrer à perpétuité le désespoir : « Rien ne change. Tout est déjà là. Rien, il n’y a qu’à attendre ce jour qui nous délivrera de l’illusion des autres, c’est tout. »
De Laurent Mauvignier, on apprend qu’il est né en 1967 et qu’il habite Tours. Point final. En deux courts romans, il impose avec virtuosité sa musique de l’inoubliable et de l’inconsolable sur la gamme de la perte.
Martine de Rabaudy
L’EXPRESS, le 24 août 2000
Poche double
Traductions
Chine
2017
Cantonbon
traduit par Xue Hui Wanjie
Espagne
2012
Aprender a terminar,
Pasos Perdidos, Traducción de Santiago Martín Bermúdez
Italie
2008
La camera bianca. (trad. Alberto Bramati), Emanuela Zandonai Editore
Allemagne
2004
Ein Ende finden. (trad : Josef Winiger). Eichborn. Berlin
Taïwan
2004
Choice 105. CROWN.
Corée
2002
HYUNDAIMUNHAK
Contact :
Pour contacter directement Laurent Mauvignier, on peut envoyer un courriel aux Éditions de Minuit, à : presse@leseditionsdeminuit.fr qui feront suivre. Ou par voie postale : Laurent Mauvignier, les Éditions de Minuit, 7, rue Bernard-Palissy 75006 PARIS.
Agent : Isabelle de la Patelière - UBBA - 3, rue de Turbigo, 75001 PARIS - info@ubba.eu
Archives :
On peut trouver à la disposition des chercheurs un fonds Mauvignier à la Bibliothèque Jacques Doucet des Universités de Paris. bljd.sorbonne.fr